Il y a herbe et herbe, Michka Seeliger-Chatelain, Chimères, 2014

Il y a herbe et herbe

Michka SEELIGER-CHATELAIN

ERES | « Chimères », 2014/1 N° 82 | pages 43 à 48

https://www.cairn.inforevue-chimeres-2014-1-page-43.htm

 

Jean-Philippe Cazier : Vous dites que fumer de l’herbe vous a permis d’échapper à une forme de rationalité trop stricte. Est-ce que vous diriez que le cannabis a rendu possible, pour vous, un nouveau rapport au monde et à soi, de produire une forme de subjectivité ?

M. : Le mot « cannabis » est encore plus vague que le mot « vin ». Il y a un monde entre le gros rouge de base et un grand cru élevé avec amour. Le shit frelaté n’a rien à voir avec les haschichs himalayens mythiques. Quand je parle d’herbe, je veux dire de l’herbe fumée pure, sans tabac, et provenant de variétés de type sativa, mentalement stimulantes, plutôt que de variétés de type indica, physiquement relaxantes. Je fume depuis le début des années 1970, et l’herbe a eu effectivement un impact sur mon rapport au monde et à moimême – un rapport que je trouve positif, sinon j’aurais arrêté depuis longtemps. Pour l’essentiel, l’herbe a exacerbé ma connexion avec la nature et avec l’invisible. Elle m’a aussi rendue plus attentive à mon intuition. L’intuition est aux antipodes du rationnel. À mon avis, elle lui est supérieure, car elle émane d’un autre niveau de réalité, plus vaste. Tout cela nous renvoie à l’invisible, au subtil. À un mode de vie où l’on prend des décisions non pas en fonction de ce que nous dit le mental mais en fonction des émotions, du ressenti. Du feeling. Do what feels good. Il est d’ailleurs curieux de constater à quel point l’anglais, pragmatique, se prête mieux que le français, cartésien, à exprimer ces notions simplissimes. Je considère l’herbe comme un potentialisateur : elle nous fait être encore plus qui nous sommes. Elle peut donc avoir des effets très contrastés. Pendant la guerre du Vietnam, on avait déjà remarqué qu’elle donnait envie de se battre aux Viêt-Cong, motivés par des sentiments patriotiques, alors qu’elle retirait toute envie de se battre aux GI démotivés par une guerre à laquelle ils n’adhéraient pas. L’herbe, lorsqu’elle est de qualité, est une amie pour moi parce qu’elle m’aide à voir les choses plus clairement, à prendre les bonnes décisions, à recourir à ma créativité. Elle me connecte subtilement avec l’invisible et avec mon moi multi-dimensionnel.

J.-P. C. : Vous situez le cannabis dans la catégorie des « plantes enseignantes », ce qui évoque la possibilité d’un rapport avec le végétal qui ne serait pas anthropocentré. Comment définissez-vous cette catégorie des « plantes enseignantes » ?

M. : Tout ce qui est a une conscience. Certaines plantes sont des enthéogènes, c’est-à-dire qu’elles ont la capacité de nous connecter avec le divin, en nous et autour de nous. Diverses cultures utilisent rituellement le peyotl, les champignons « magiques », l’ayahuasca et bien d’autres végétaux encore, pour se connecter au monde des esprits. L’Occident nous enseigne que les esprits n’existent pas – sans avoir jamais fourni la preuve de leur non-existence. C’est un postulat érigé en vérité, l’une de ces croyances qui nous conditionnent à notre insu. Ces plantes nous ouvrent à une dimension reniée par l’Occident. En ce sens, elles sont fondamentalement contestataires.

J.-P. C. : L’idée de « plantes enseignantes » semble perturber un type de rapport à la nature où celle-ci apparaîtrait comme l’objet muet d’un discours qui s’applique sur elle, mais face auquel elle n’aurait rien à dire. Quelles sont les traditions qui ont développé ou développent ce type de rapport au végétal, où le végétal enseigne et où l’homme est, en quelque sorte, à la place du disciple ?

M. : Les Indiens Shipibo, et d’autres ethnies d’Amazonie péruvienne, entre autres, considèrent que les plantes sont les maîtres par lesquels les humains peuvent apprendre à déchiffrer les mystères de l’univers. Pour être réceptif à l’esprit des plantes enseignantes, pour en recevoir la connaissance, le futur chamane s’isole en forêt afin de les « diéter », parfois pendant de très longs mois. Pour cela, il se soumet à une ascèse rigoureuse : il doit s’abstenir de toute activité sexuelle, ne pas manger (…)

 

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