LE CBD EST-IL PSYCHOACTIF ? François-Olivier GAGNON-HÉBERT, 2019

LE CBD EST-IL PSYCHOACTIF ?

François-Olivier GAGNON-HÉBERT –

Chercheur Postdoctoral/ Université de Moncton, Canada

La Lettre du RESPADD, 2019, 36, 4-5

Lettre n°36 – octobre 2019

 

Il semble y avoir une véritable résurgence du cannabis dans les débats publics à l’échelle internationale
depuis quelques années. Cette plante cultivée depuis les premiers balbutiements des sociétés humaines néolithiques grégaires (Warf 2014) ne laisse personne indifférent. Bien que les apologistes et les détracteurs de l’usage de la plante ne s’entendent généralement sur aucun point, tous s’entendent sur la réalité suivante : il s’agit d’une question fort complexe et épineuse. Au-delà des débats moraux et sociétaux, il n’en demeure pas moins que le cannabis est largement utilisé à des fins médicales sous toutes formes dans plusieurs pays depuis plusieurs décennies.

Dans les cliniques spécialisées qui encadrent la consommation de cannabis médical, les patients ont typiquement accès à une vaste gamme de produits dérivés qui permettent d’exploiter toute la complexité et la diversité biochimique qu’offre cette plante. Il est donc possible d’extraire, séparer et purifier certains composés biochimiques produits par la plante afin de les administrer indépendamment ou en combinaison, sous différentes formes (par exemple : ingestion, inhalation, atomiseurs oraux-buccaux, suppositoires, crèmes à usage topique).

Pour beaucoup de patients totalement néophytes du cannabis, il est généralement préférable, tout dépendant de la pathologie, de débuter un traitement au cannabis par l’administration de cannabidiol (CBD). Pourquoi ? Parce que cette molécule, qui appartient à la classe des phytocannabinoïdes, est
considérée comme « non psychoactive », contrairement au Δ9-THC qui est le principal agent sédatif produit par la plante. Pourtant les deux molécules ont exactement la même formule chimique : C21H30O2. C’est bien normal, puisqu’elles sont produites à partir du même précurseur biochimique, en l’occurrence l’acide cannabigérolique, ou CBG-A. C’est à partir de cet unique précurseur moléculaire
que des centaines de phytocannabinoïdes différents sont produits dans la plante (Andre et al. 2016). Or en réalité, la plante transforme le CBG-A en seulement trois types de phytocannabinoïdes : 1) THC-A, 2) CBD-A et 3) CBC-A. Ces trois principaux phytocannabinoïdes sont ensuite transformés, à travers
les activités biologiques normales de la plante, en sousproduits de dégradation via notamment des processus d’oxydo-réduction pour donner les phytocannabinoïdes dits « mineurs », dont certains possèdent des propriétés sédatives ou psychoactives (Berman et al. 2018). C’est donc dire que tous les phytocannabinoïdes possèdent une origine moléculaire immédiate commune et peuvent être obtenus via dégradation ou transformation des précurseurs de base, tout dépendant des conditions physico- chimiques auxquelles ils sont exposés.

Si les phytocannabinoïdes sont obtenus par transformation biochimique d’autres phytocannabinoïdes
in vivo chez la plante, est-ce que le même phénomène peut également se produire in vivo chez l’humain, suite à la consommation de CBD par exemple ? Si cette question est simple, elle mérite néanmoins une réponse fort complexe qui ne fait certes pas encore l’unanimité au sein de la communauté scientifique. Sur ce point, l’expérience clinique auprès des patients qui se soignent avec du cannabis nous enseigne que dans certains cas où seulement du CBD est consommé spécifiquement via la voie orale (par exemple : capsules d’huile de CBD), une faible minorité d’individus vont rapporter des effets psychoactifs notables, comme par exemple des états de confusion, de la somnolence, des étourdissements ou même des chutes de tension artérielle. Ces effets secondaires sont généralement rapportés lors de l’administration de Δ9-THC et non de CBD. Se peut-il alors que le CBD puisse se transformer in vivo en Δ9-THC ou tout autre phytocannabinoïde mineur possédant un pouvoir psychoactif quelconque ?

Des travaux préliminaires en milieu gastrique simulé in vitro ont démontré qu’après un maximum de 90 minutes, du CBD pouvait être converti en Δ9-THC, Δ8-THC et CBN, trois phytocannabinoïdes au pouvoir psychoactif (Watanabe et al. 2007). Cette même expérience a par la suite été reproduite pour confirmer que le CBD, dans un environnement gastrique acide artificiel à 37 °C, pouvait bel et bien se transformer en Δ9-THC et Δ8-THC (et plus marginalement en CBN, qui est un produit de dégradation du Δ9-THC) (Merrick et al. 2016). Une étude menée chez le rat a également démontré que lors de l’administration de 10 mg de CBD purifié/kg de masse corporelle via la voie orale, après deux heures postadministration, les sujets exhibent des concentrations de Δ9-THC variant de 15 à 40 ng/ml de sérum sanguin (Hložek et al. 2017). À titre comparatif, en Amérique on juge que la limite acceptable de Δ9-THC qui doit être retrouvée dans le sang d’un individu pour être apte à conduire un véhicule est de 5 ng/ml de sang. Une étude clinique randomisée en double aveugle chez des sujets humains en santé, visant à mieux comprendre la pharmacocinétique du CBD, a démontré que chez tous les sujets, toutes doses confondues, autour de la valeur maximale de concentration sanguine de CBD atteinte lors de l’expérience, des concentrations mesurables de THC étaient également présentes dans les échantillons de sang prélevés (> 0,125 ng/mL) (Taylor et al. 2018). Des travaux connexes sur l’inhalation de CBD semblent également démontrer des résultats concordants. Des humains adultes ayant fumé 1 g de cannabis contenant 5,8 % de CBD et 0,16 % de THC auront au moins 5 ng de THC/ml de sang en moyenne (Meier et al. 2018 ; Pacifici et al. 2018). Plusieurs données de sources indépendantes semblent donc suggérer qu’il serait en effet possible qu’une conversion in vivo puisse transformer le CBD en métabolite actif pouvant générer une certaine réponse psychoactive chez des sujets humains.

Par contre, la communauté scientifique n’atteint pas le consensus sur cette question. Il est vrai que les effets « psychotropes » rapportés par les patients ayant consommé uniquement du CBD sont différents de ceux qui sont généralement rapportés sous l’effet du THC (état de bien-être, fou rire, euphorie, sédation, ataxie, léthargie, hypotonie, xérostomie). Plusieurs auteurs soulignent d’ailleurs qu’il existe désormais de nombreuses études cliniques sur l’efficacité et la tolérabilité du CBD administré par voie orale et que dans aucune de ces études les sujets n’ont semblé rapporter des effets psychotropes typiquement associés au THC (Grotenhermen et al. 2017 ; Nahler et al. 2018). D’ailleurs, dans la plupart de ces études cliniques portant uniquement sur le CBD en administration orale, les métabolites secondaires de dégradation du Δ9-THC sont généralement mesurés de manière systématique et demeurent toujours sous la limite détectable par les appareils, ce qui viendrait infirmer l’hypothèse de conversion du CBD en THC en condition in vivo (Nahler et al. 2018).

Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que dans certains cas à faible fréquence, des effets dits « psychotropes » se font sentir suite à la consommation de CBD par voie orale. L’environnement gastrique in vivo est chimiquement et biologiquement très complexe et variable d’un individu à l’autre et dépend notamment du bagage génétique de l’individu, de ses capacités digestives, de son histoire personnelle, de son état de santé, de ses habitudes alimentaires, de son microbiote intestinal et de bien d’autres facteurs. Par conséquent, il est difficile pour l’instant de trancher sur la question. Par contre, il faut rester conscient du fait que certaines personnes peuvent ressentir des « effets indésirables » au niveau de leur système nerveux central même en ne consommant que du CBD, bien que cette situation ne se produise que dans quelques cas très rares. Est-ce le résultat d’une ou plusieurs mutations génétiques associées aux enzymes hépatiques qui dégradent les cannabinoïdes par exemple ?

Ou alors un environnement gastrique particulier chez ces individus qui contribue à dégrader le CBD en un autre métabolite « psychoactif » que le THC ? Seul le temps, la recherche et les développements dans le domaine de la chimie analytique sauront trancher définitivement sur la question.

􀀀

La-lettre-du-Respadd-n°-36-BAT2