Les Champignons dans la culture. A propos d’un livre de M. R. G. Wasson, Claude Lévi-Strauss, 1970

Les Champignons dans la culture. A propos d’un livre de M. R. G. Wasson

Claude Lévi-Strauss

L’Homme, 1970, 10-1, pp. 5-16
On sait que les hymnes du RgVeda font une place considérable à une plante enivrante, le Soma, dont le suc exprimé et filtré, puis coupé de lait frais ou caillé, était consommé par les prêtres au cours du rituel et principalement, semble-t-il, par ceux chargés d’incarner le dieu Indra et son cocher Vâyu. Chez les anciens Iraniens, une boisson enivrante, appelée Haoma dans l’Avesta, était sans doute la même chose que le Soma. Depuis le xvme siècle, les Indianistes ont avancé sur l’identité de cette plante toutes sortes d’hypothèses, destinées à demeurer gratuites quand elles n’étaient pas controuvées par les informations disponibles. En effet, le secret sinon le culte du Soma s’est perdu après la période védique, et les textes ultérieurs ne font plus état que de genres vicariants — Ephedra, Sarcostemma, Periploca — identifiables par les botanistes, mais que leur rôle de substituts avoués élimine comme candidats possibles à représenter la plante originale. Pas davantage le Soma ne put être une boisson fermentée ou un alcool.
Les Aryens de l’époque védique ignoraient la distillation, découverte médiévale ; et ils mettaient en opposition diamétrale le Soma, qu’ils concevaient comme mâle, et les boissons fermentées qu’ils n’ignoraient pas mais faisaient femelles, et que les textes védiques appellent d’un nom différent, sûrà.
Dans un ouvrage, qui constitue un trésor bibliographique par la beauté du papier filigrane, la qualité de la typographie et de l’illustration, et un tirage limité à un petit nombre d’exemplaires (Soma, Divine Mushroom of Immortality, New York, 1968), M. R. G. Wasson avance sur la nature du Soma une hypothèse révolutionnaire et dont les implications vont si loin que les ethnologues ne peuvent laisser aux seuls Indianistes le soin de la divulguer. Selon l’auteur, le Soma serait l’Amanite tue-mouches ou fausse oronge (Amanita muscaria), bien connue en France même des ramasseurs de champignons, et dont on sait depuis le xvme siècle que la plupart des peuples paléo-asiatiques : Kamchadal ou Itelmen, Koryak, Chukchee, Yukaghir, faisaient une consommation rituelle et lui vouaient même parfois un véritable culte en raison de ses propriétés hallucinogènes.
Les travaux de M. Roger Heim ont attiré, en France et dans le monde, l’attention sur les champignons hallucinogènes dont M. Wasson a re-découvert l’importance et le rôle chez les Indiens du Mexique. Les sources anciennes mentionnaient vaguement leur usage, et ce fut le grand mérite de M. Wasson que de retrouver, toujours vivants dans certaines communautés indigènes, l’emploi et le culte de ces champignons de genres variés, mais sans rapport avec les amanites de l’Ancien Monde qui, cependant, existent aussi dans plusieurs régions du Nouveau.
Dès 1957, M. R. G. Wasson et la regrettée Mme Wasson, disparue peu après, avaient publié en collaboration un ouvrage en deux volumes : Mushrooms, Russia and History dont j’eus l’honneur de signaler l’importance au public français1, car il ouvrait à nos recherches un champ nouveau et prodigieusement fertile, celui de l’ethno-mycologie. De souche anglo saxonne, M. Wasson a raconté comment, peu après son mariage avec une jeune femme d’origine russe, il constata avec stupéfaction, lors d’une promenade dans les monts des Catskills, qu’elle et lui avaient, vis-à-vis des champignons, des attitudes complètement opposées : il les ignorait ou les craignait, elle les chérissait. A partir de cette remarque en apparence futile, les deux époux commencèrent une longue enquête qui leur révéla la nature affective des réactions, observables chez les divers peuples ou groupes culturels, vis-à-vis des champignons. Elles vont d’une répulsion véritable de la part des peuples germaniques ou celtiques, jusqu’à une ferveur exaltée chez les Slaves et dans la majeure partie du bassin méditerranéen. D’où la distinction, formulée pour la première fois par M. et Mme Wasson, entre peuples mycophiles et peuples mycophobes, dont j’ai pu, récemment encore, vérifier la pertinence dans des circonstances plaisantes qu’on me permettra de rapporter. Au cours d’un dîner, la conversation vint sur les champignons et j’exposai brièvement aux convives l’hypothèse de M. Wasson relative au Soma, en l’accompagnant
d’une référence à sa désormais fameuse distinction. Un collègue britannique, qui se trouvait là, repartit assez rudement qu’il était absurde de vouloir tracer des différences aussi profondes entre les peuples ; il ajouta que, si les Anglais s’intéressaient peu aux champignons, c’était tout simplement qu’il n’y en avait guère dans leur pays. Mon interlocuteur donnait ainsi une parfaite démonstration de sa mycophobie nationale, car bien entendu, il y a des champignons en Angleterre autant sinon plus qu’ailleurs.
Mais comment expliquer ces attitudes différentes, toujours entourées d’un halo de mystère et qui, de façon positive ou négative, éveillent encore parmi nous des réactions passionnelles ? Dès 1957, M. et Mme Wasson avançaient l’hypothèse qu’elles subsistaient comme des vestiges d’un ancien culte des champignons, attesté par les croyances populaires et l’étymologie des noms désignant ici et là certaines espèces. Un peu partout dans le monde, ces fructifications sont associées soit au tonnerre et à la foudre, soit au diable ou à la folie. Nos attitudes envers les champignons refléteraient ainsi de très vieilles traditions, remontant sans doute aux temps néolithiques sinon même paléolithiques, refoulées par les invasions celtiques et germaniques d’abord, là où celles-ci se sont produites ou ont exercé leur influence, puis, dans toute l’Europe mais avec un succès inégal, par le christianisme. Outre les croyances diffuses et les coutumes, les cultes mieux organisés des Paléo-asiatiques de la Sibérie orientale et ceux des Indiens du Mexique subsisteraient comme des témoins isolés, sans qu’il y ait nécessairement un rapport entre eux, pense M. Wasson ; nous reviendrons sur ce point. Les indications ne manquent pas pour suggérer que, jusqu’à une époque relativement récente, le culte des champignons a pu avoir en Europe une extension beaucoup plus vaste. Elle le serait plus encore si, comme l’auteur l’affirme dans son dernier livre, le culte des champignons avait été transporté jusqu’à l’Inde par les Aryens dont on situe l’origine en Eurasie, quelque part entre l’Inde et la Sibérie. Dans leur séjour primitif, ils auraient donc été plus près sinon même au contact des forêts de bouleaux et de conifères, arbres qui seuls permettent à Amanita muscaria de proliférer.
Pour formuler son hypothèse, M. Wasson se fonde d’abord sur des considérations négatives. Aucune des nombreuses espèces végétales proposées pour tenir la place du Soma ne peut être sérieusement retenue. Sur ce point, son argumentation, renforcée par un mémoire historique et critique préparé à son intention par Mme O’Flaherty et inclus dans son livre, apparaît sans réplique. D’autre part, les textes védiques, si prolixes au sujet du Soma et qui font une débauche de métaphores pour le décrire, ne contiennent aucune allusion aux racines, aux feuilles, aux fleurs ni aux graines de cette plante, et pas davantage à sa culture. Il est dit, en revanche, à maintes reprises que le Soma provient des hautes montagnes, sans
doute celles de l’Indou-Kouch ou de l’Himalaya où, entre 2 500 et 5 500 m environ, poussent les bouleaux et les conifères. Toutes ces données éliminent les candidats possibles, sauf précisément l’Amanite tue-mouches que les Aryens auraient pu connaître dans leur séjour ancestral et qu’après l’invasion de l’Inde, ils se seraient procurée en l’acquérant, sous forme séchée, des peuples sauvages et hostiles qui occupaient les montagnes au nord. Le texte de nombreux hymnes suggère qu’avant toute préparation, le Soma devait être ré-hydraté.
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