L’évaluation et l’efficacité des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse, Thomas Rabeyron, 2021

L’évaluation et l’efficacité des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse

The evaluation and the efficacy of psychoanalytical therapies and psychoanalysis

Thomas Rabeyron

L’Évolution Psychiatrique, 2021, 86, 3, 455-488

Doi : 10.1016/j.evopsy.2020.07.003

 

Résumé

Objectif. – Cet article propose une revue de littérature concernant l’évaluation et l’efficacité des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse (PPP).

Méthode. – Après avoir proposé une vue d’ensemble de l’évaluation des psychothérapies, nous reprenons les travaux portant sur l’évaluation empirique et quantitative des PPP avant de nous centrer sur leur évaluation qualitative et processuelle.Résultats. – Les résultats des études menées en ce domaine démontrent que les psychothérapies sont efficaces aussi bien sur le court terme que le long terme. Leur efficacité est le plus souvent indépendante de l’obédience théorique du clinicien. En revanche,les facteurs communs comme l’alliance thérapeutique ou les particularités du thérapeute sont des éléments prévalents de même que la durée et la fréquence des psychothérapies. Concernant plus précisément l’évaluation des PPP, celles-ci sont démontrées empiriquement comme étant efficaces pour la plupart des troubles psychiatriques. Plusieurs caractéristiques des PPP sont en outre corrélées de manière significative avec l’efficacité thérapeutique.

Discussion. – L’évaluation qualitative et processuelle des PPP apparaît complémentaire à ce premier niveau d’évaluation empirique qui présente plusieurs limites (biais d’allégeance, indistinction des processus, pratiques de recherches questionnables, etc.) mises notamment en évidence par la crise de la reproductibilité. La méthodologie des Essais Contrôlés Randomisés propose une évaluation de surface à laquelle doivent être associées des approches fondées davantage sur la pratique clinique. L’approche du groupe de Boston, l’analyse des processus psychothérapiques par le Psychotherapy Q-Sort (PQS) ainsi que la modélisation du processus de symbolisation par l’École de Lyon sont trois paradigmes de recherche qualitatifs particulièrement riches de ce point de vue.Conclusion. – Les PPP sont efficaces pour la plupart des troubles psychiatriques sur le court terme, en fin de thérapie et plusieurs années après celle-ci. Elles engendrent des transformations durables sur le plan des symptômes et de la personnalité. Elles apparaissent souvent plus efficaces que la pharmacothérapie et conduisent à des économies substantielles quand elles sont mises en oeuvre dans des services de soin auprès de patients souffrant de pathologies variées.

Mots clés : Psychothérapie, Psychothérapie psychanalytiques, Psychanalyse, Alliance thérapeutique, Symbolisation, Épistémologie, Évaluation, Efficacité

 

« Littéraire ou scientifique, libérale ou spécialisée, toute notre instruction est prédominament verbale, et, en conséquence,elle ne réussit pas à accompagner ce qu’elle est censée faire.Au lieu de transformer les enfants en adultes pleinement développés,elle fabrique des étudiants en sciences naturelles qui n’ont aucune conscience de la nature en tant que fait primordial de l’expérience,elle inflige au monde des étudiants en humanités qui ne connaissent rien de l’humanité, la leur ou celle de quiconque »

Aldous Huxley, Les Portes de la perception, 19541.

 

Introduction

1.1. De l’importance de l’évaluation des psychothérapies

Près d’un français sur quatre souffrira d’un trouble psychiatrique au cours de sa vie1. On estime ainsi que deux millions et demi de personnes sont prises en charge chaque année par les établissements psychiatriques, ce qui donne lieu à un peu plus de vingt millions d’actes ambulatoires annuels2. Cette souffrance psychique peut être très aiguë et se traduit notamment par plus de cinq cent passages aux urgences pour des tentatives de suicide et près de vingt-cinq suicides par jour. Cette situation représente un coût très lourd pour la société franc¸ aise et elle correspond au premier poste de dépense de l’Assurance Maladie avec près de vingt milliards d’euros par an. On évalue plus globalement à plus de cent milliards le coût social et économique annuel des troubles psychiatriques. La souffrance psychique peut en effet occasionner des passages à l’acte, des troubles psychosomatiques, des addictions, des arrêts de travail et des situations d’exclusion dont les effets vont probablement bien au-delà de ces quelques chiffres. Tous ces éléments contribuent à faire de la prise en charge de la santé psychique un enjeu crucial, d’autant que son évolution défavorable peut conduire à des effets pathogènes sur le long terme [1,2]3.

Il paraît donc essentiel de développer des prises en charge adaptées qui tiennent compte aussi bien des dernières avancées de la littérature scientifique que de ces enjeux économiques. Mais cet objectif est délicat à atteindre, car les raisons pour lesquelles une personne souffre psychiquement sont complexes et multifactorielles, à la rencontre de facteurs biologiques, psychologiques, sociologiques et anthropologiques. Ces raisons sont d’ailleurs bien souvent énigmatiques pour la personne elle-même lorsqu’elle vient consulter. De même, l’évolution favorable du patient est le fruit d’un ensemble de facteurs dont environ 40 % apparaissent indépendants du cadre thérapeutique à proprement parler[3]. Par exemple, le soutien de l’entourage est souvent déterminant dans l’évolution des patients4.

Dans ce contexte global, les psychothérapies demeurent la voie royale d’accompagnement de la souffrance psychique, comme en témoigne une riche littérature scientifique depuis plus de quarante ans [4]5. Les psychothérapies sont d’ailleurs largement plébiscitées par les patients eux-mêmes qui les préfèrent à la réponse pharmacologique [5]. Il est alors essentiel de comprendre comment opèrent les psychothérapies et la nature de leur efficacité. En effet, une différence en ce domaine peut avoir des conséquences considérables dans la qualité des soins prodigués aux patients ainsi que dans l’investissement financier engagé par les autorités [6]. Par exemple, les psychothérapies diminuent la durée et la fréquence des hospitalisations ainsi que la fréquence des tentatives de suicide [7]. À l’inverse, une politique inappropriée dans ce champ peut être extrêmement coûteuse. Certains travaux récents soulignent également les effets parfois iatrogènes des psychothérapies et, plus largement,le fait que certains psychothérapeutes induisent une dégradation de l’état psychique de leurs patients[8]. Ces éléments soulignent donc d’emblée la nécessité – mais aussi la complexité – inhérente à toute réflexion concernant les dispositifs psychothérapeutiques et leur évaluation.

Dans cette perspective, ce domaine met habituellement en scène une opposition entre deux grands courants de pensée [9]. Il s’agit tout d’abord de l’empirisme – associé à une forme de positivisme – qui consiste à étudier les psychothérapies par le biais de méthodes et de théories issues essentiellement des sciences de la nature et de la médecine. À l’opposé, l’approche herméneutique propose une vision des psychothérapies davantage orientée par la philosophie et les sciences humaines. Elle met l’accent sur le sens des symptômes et pense la psychopathologie en fonction de son inscription subjective dans un contexte social, culturel et anthropologique donné [10]. Ces deux courants donnent lieu à desoppositions prenant la forme de débats récurrents dans le champ des psychothérapies [9,11].

1.2. Débats autour de l’évaluation des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse

Les Psychothérapies Psychanalytiques et la Psychanalyse6- que nous proposons de nommer dans ce travail par l’acronyme « PPP » – sont davantage associées à l’approche herméneutique. Elles ont par conséquent eu tendance à adopter une position de prudence envers l’évaluation empirique de leurseffets7. Il existe des raisons pertinentes et légitimes soutenant une telle position [14], longtemps por-tée par de grandes figures de la psychanalyse comme Jacques Lacan [15] ou André Green [16]. Cette position s’appuie notamment sur une critique de la réduction de la subjectivité aux chiffres, les limites méthodologiques et épistémologiques de l’empirisme8, une résistance envers des normes évaluatives qui paralysent la pensée et l’action ou encore une certaine méfiance envers l’influence culturelle anglo-saxonne [18]. Plus récemment, de nombreux auteurs ont également critiqué les dérives du DSM-5 et de la psychiatrie biologique dont les méthodes peuvent manquer de cohérence [19,20]. Par exemple,le fait de travailler avec des patients ne souffrant que d’une pathologie donnée (appelée « monomorbidité ») [21,22], la brièveté de l’évaluation des traitements (parfois seulement quelques semaines)ou encore la nécessité de suivre à la lettre un manuel, sont des éléments dont la pertinence est largement questionnée dans le champ des psychothérapies [21,22]. Ces différentes raisons légitiment donc une forme de prudence à l’égard de la mise en oeuvre d’un empirisme naïf en ce domaine. Il n’existe d’ailleurs sans doute pas de pire idéologue qui celui qui prétend ne pas avoir d’idéologie et l’empirisme radical qui tend à se répandre aujourd’hui est des plus inquiétants de ce point de vue9.

L’approche clinique française – voire de manière générale le génie français – se caractérise au contraire par une profondeur épistémologique et conceptuelle qui tend à déconstruire les édifices théoriques approximatifs. Et de fait, l’évaluation est souvent mal construite, mal menée et conduit à « malmener »un réel réduit à des normes mutilantes. Une telle approche se traduit parfois par des mesures et des analyses statistiques décorrélées de tout intérêt clinique [24].

Mais il existe aussi des raisons, voire même de franches résistances, qui peuvent sembler moins pertinentes à l’encontre de l’évaluation des PPP. Ainsi, le fait d’étudier ces dernières comme des psychothérapies « comme les autres » ne pourrait-il pas leur faire perdre un certain piédestal ? Ne risqueraient-elles pas–en référence à « l’or » de l’analyse – de ne pas apparaître plus « efficaces » que le « cuivre » des psychothérapies non psychanalytiques [25] ? En outre, l’intime de la consultation thérapeutique et du divan analytique ne devrait-il pas demeurer un espace sacré, au risque sinon d’en dénaturer l’essence même ? C’est souvent une position éthique qui est ainsi revendiquée par le biais de ces différents motifs. Mais cette position, menant au refus de toute évaluation, ne pourrait-elle pas cacher des raisons moins avouables ? Il convient de rappeler à ce propos que toute pratique thérapeutique confronte à l’incertitude et au doute face à la souffrance d’autrui. La clinique psychothérapique est une clinique de l’incertitude de par sa nature même10. Il en résulte une angoisse fondamentale qui étreint tout thérapeute concernant sa pratique et qui le conduit à la peur de mal faire, voire de faire (du) mal. Ce vécu ne serait-il pas aussi à l’origine de certaines crispations idéologiques, car le référentiel théorique peut s’avérer un moyen de se convaincre que l’on utilise la « bonne » approche,et donc que l’on soigne bien ses patients, et peut-être même mieux que ses confrères. Cette angoisse,qui favorise les clivages idéologiques, que ce soit entre psychothérapies [26]11, mais aussi entre écoles analytiques [27], éclaire en partie ce refus de toute évaluation de la pratique 12.

(…)

Rabeyron Evaluation psychanalyse L'ÉVOLUTION PSYCHIATRIQUE