Cannabis à usage médical : la France saura-t-elle combler son retard ?, Bertrand Lebeau Leibovici, juin 2019

Cannabis à usage médical : la France saura-t-elle combler son retard ?

Bertrand Lebeau Leibovici

Médecin addictologue

Membre fondateur du GRECC

 Juin 2019

 

Agnès Buzin réussira-t-elle là où Bernard Kouchner puis Marisole Touraine ont échoué ? En queue de peloton européen sur la question de l’accès au cannabis à usage thérapeutique, la France, reconnait l’actuelle ministre de la Santé, a pris du « retard ».

Pour le rattraper, elle a demandé à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) de créer un Comité Scientifique Spécialisé Temporaire (CSST) présidé par le professeur Nicolas Authier, qui dirige aussi la Commission des Stupéfiants et Psychotropes, dans le cadre de l’ANSM.

 

L’enfant chéri de l’Agence a donc réuni différents spécialistes qui ont travaillé la question et se sont livrés à des auditions publiques y compris d’associations de patients qui revendiquent une utilisation actuelle : « Principes actifs » et l’ « Union Francophone pour les Cannabinoïdes en Médecine» (UFCM) et d’associations citoyennes comme Norml.

Depuis, le CSST et l’ANSM ont publié un relevé de décisions à deux reprises. Pour le CSST, validé par l’ANSM, le cannabis à visée médicale est « pertinent » ; de plus, il a donné une liste des indications valides, à ses yeux, du cannabis et/ou des cannabinoïdes et dans laquelle dominent les syndromes douloureux :

– les douleurs réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles ;

– certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes ;

– le cadre des soins de support en oncologie ;

– les situations palliatives ;

– la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Il faut espérer que cette liste est ouverte. Tout d’abord, à côté des indications dans la douleur, le cannabis a des propriétés anti-inflammatoires, orexigènes (stimule l’appétit), anti-émétiques (contre les nausées et vomissements), antiglaucomateuses (le glaucome est une maladie de l’œil), pour n’en citer que quelques-unes, qui n’apparaissent pas dans le choix du CSST. Ensuite, la recherche, tant fondamentale qu’appliquée dans le champ du cannabis à usage médical, est dans une phase d’évolution rapide avec une accumulation de nouveaux résultats. Ainsi le cannabis pourrait aider des buveurs excessifs et des alcoolo-dépendants à retrouver un contrôle de leur consommation.

Comme l’a remarqué Yann Bisiou (1) les deux textes divergent sur un point qui n’est pas de détail : le CSST utilise le mot « plante », ce que se garde bien de faire l’ANSM…

Le CSST doit maintenant travailler sur le cadre légal : qui prescrit ? qui délivre ?

 

Les médicaments disposant d’une AMM contiennent soit un seul cannabinoïde, le plus souvent le THC (tétrahydrocannabinol), principale molécule psychoactive (THC de synthèse du Marinol ou THC extrait de la plante) ou le CBD (cannabidiol dans l’Epidiolex) soit une association de THC et de CBD (spray de Sativex). Mais seules les préparations magistrales ou les fleurs séchées permettent de bénéficier de l’« effet d’entourage » (2). Le CBD a été récemment classé par l’OMS comme une substance dépourvue de dangerosité ou de risque d’addiction

Qui produira ? Qui vendra ? Ces deux questions ne relèvent pas de la compétence du CSST mais il ne peut les ignorer. L’affaire est clairement capitalistique et l’industrie pharmaceutique, longtemps sceptique, mais aussi celle du tabac et de l’alcool (3), suivent désormais de très près ce nouveau marché plein de promesses : l’or vert !

Les associations qui militent depuis longtemps pour la légalisation du cannabis, et promeuvent le modèle « libertaire » du cannabis social club, se défient des multinationales pharmaceutiques (« Big Pharma ») , Nicolas Authier, quant à lui, a fait savoir qu’il redoutait surtout ’arrivée de « Big Canna » sur le marché français. Qui est Big Canna ?

Hors de l’Europe, les entreprises canadiennes sont très bien placées. Les canadiens ont, depuis 2001 un cadre légal pour le cannabis à usage médical. Et les sociétés qui se sont lancées dans l’aventure ont vu leur valeur boursière exploser suite à la légalisation du cannabis récréatif en octobre 2018 (4) Le marché canadien est modeste, 30 millions d’habitants mais le marché européen de 500 millions de personnes lui tend les bras. Car le mouvement vers le cannabis à usage médical s’est accéléré sur le vieux continent : après l’Italie et l’Allemagne, c’est la Grande-Bretagne qui décide de se lancer.

 

Israël, patrie du grand chercheur Raphael Méchoulam, a aussi une expérience considérable dans ce domaine et utilise une vaste gamme de cannabis. Y a-t-il des alternatives européennes en attendant une hypothétique « voie française » vers le cannabis ? Oui mais rien n’est simple.

Ainsi le laboratoire britannique GW Pharmaceuticals produit deux médicaments :le Sativex (Spray de THC et de CBD à 50/50) et l’Epidiolex (CBD en gouttes). Le Sativex dispose d’une AMM européenne avec, comme indication, les contractures douloureuses accompagnant des maladies neurodégénératives comme la sclérose en plaques. Il est présent dans plus de 20 pays européens. Marisol Touraine a fait réécrire l’article du Code de Santé Publique qui interdisait la présence de cannabis dans des médicaments en France, article qui empêchait Almiral, le groupe pharmaceutique qui commercialise les médicaments de GWP en Europe continentale, de vendre son spray et ses gouttes en France. Mais la Commission de Transparence, une étape cruciale pour l’obtention d’une AMM, a donné au Sativex la plus mauvaise note au critère le plus important : l’Amélioration du Service Médical Rendu (ASMR). Le Sativex n’apporterait aucune amélioration par rapport aux traitements déjà existants. Sur cette base, il fut évidemment impossible de trouver un accord sur le prix. S’il est vrai que, dans de nombreux pays, ainsi dans les länder allemands, les négociations sur le prix furent serrées, on finit par trouver des solutions partout sauf… en France !

Bref, il ne va pas être facile pour l’Etat de négocier avec Almiral. Mais il existe un autre grand producteur, le hollandais Bedrocan qui est désormais présent dans plusieurs pays européens dont l’Italie et l’Allemagne. Il met sur le marché, pour délivrance en pharmacie, de nombreuses galéniques dominées par les sommités fleuries (la « beuh ») avec des proportions diverses de THC et de CBD : 50/50 ou bien fort en THC et faible en CBD ou le contraire. La société  Bedrocan explique que fumer cette herbe n’est pas thérapeutique. Certes, le grand avantage de la voie fumable est son effet presque immédiat. Mais la fumée de cannabis, même sans tabac, présente une toxicité au moins égale à celui-ci. C’est la raison pour laquelle la vaporisation doit être promue. Et plus le mouvement vers et pour la vaporisation progressera, plus le prix des vaporisateurs ira à la baisse. Voilà le cercle vertueux mais qui est encore peu pratiqué. Il n’empêche, le CSST reste ferme sur le caractère non thérapeutique du joint et un accord avec Bédrocan semble improbable à cause du risque de « mésusage ». Il pose ainsi la question essentielle : y aura-t-il des sommités fleuries prescrites par des médecins et, le cas échéant, remboursées ?

 

Enfin tout près de nous, la Suisse, comme elle l’a souvent fait, a inventé un modèle à la fois souple et rigoureux dont notre pays devrait s’inspirer. De là à alimenter, seule, le marché français du cannabis, il y a un pas. Mais si le modèle français n’est pas trop jacobin, on pourrait imaginer que les régions frontalières bénéficient des lumières helvétiques.

 

Reste la voie française. Un département de la « diagonale du vide » (de nord-est à sud-ouest) ou du « désert français », la Creuse, s’est proposé d’être le grenier à cannabis à usage médical par la voix d’Eric Corréa, infirmier et président de l’intercommunalité de Guéret. Si le feu vert était donné aux chanvriers creusois, la suite de la filière resterait à monter, en particulier l’étape d’extraction des principes actifs puis la mise au point des galéniques : gélules, comprimés, crèmes, suppositoires, sprays, patchs… Un ou plusieurs laboratoire(s) créé(s) dans ce but se chargerait de ce segment. En tout état de cause la phase dite d’expérimentation qui devrait commencer après le dernier rapport du CSST fin juin, arrivera trop tôt. Mais on peut imaginer, pour l’avenir, une production française.

 

Qui aura le droit de prescrire ? Cette question soulève celle de la formation des prescripteurs. Certes les phytocannabinoïdes (issus de la plante) ont une toxicité et une addictogénicité très faibles. En particulier il n’y a pas d’effet dépresseur respiratoire (contrairement à tous les opioïdes à l’exception des rares agonistes partiels comme la buprénorphine). Mais les prescripteurs doivent être informés sur le cadre légal, les substances disponibles, les indications et contre-indications et les posologies. Par ailleurs, l’innocuité des phytocannabinoïdes ne vaut pas pour les substances de synthèse qui interagissent avec le système endocannabinoïde comme l’a montré le désastreux essai clinique de Rennes (5).

Dans un premier temps, la primo-prescription et la délivrance hospitalières puis un relais par le médecin généraliste formé seront probablement adoptés. Ce cadre est proche de celui qui avait été prévu pour le Sativex mais qui, comme on l’a vu, ne put jamais être mis en oeuvre. Elle rassurera ceux qui redoutent une diversion sur le marché noir. Mais on peut espérer qu’après un temps plus ou moins long, (un an ? deux ans ?) ce cadre de prescription et de délivrance sera assoupli.

 

Celles et ceux qui sont atteints de maladies graves et invalidantes et déjà usagers à des fins médicales, ne peuvent pas attendre plusieurs mois ou années d’expérimentation. C’est la raison pour laquelle un cadre compassionnel devrait être, aussi rapidement qu’il est possible, mis en place. Il concernerait une liste révisable de maladies graves parmi lesquelles les cancers, de nombreuses maladies neurologiques y compris la maladie de Parkinson, les maladies inflammatoires du tube digestif (RCH, maladie de Crohn), le glaucome, l’infection à VIH… Il autoriserait de manière exceptionnelle l’autoproduction ou la production par une personne de connaissance de 3 ou 4 plants de cannabis.

Si l’autoproduction est interdite, ce qui est plus que probable, une autre manière d’envisager l’accès à un cannabis de qualité thérapeutique pour des personnes atteintes de maladies graves et qui sont déjà consommatrices de cannabis à des fins thérapeutiques, serait de leur permettre d’avoir accès à du cannabis produit par Aurora, Tilray, Bédrocan… Cette revendication légitime devrait faire l’objet de toute notre attention

 

Enfin, la question se pose de savoir si entre thérapeutique et du récréatif, il y a la place pour une troisième option : « bien-être ». D’après Yann Bisiou, cette option pourrait relever des « dispositifs médicaux » qui n’ont pas besoin d’une AMM. Par ailleurs, l’herboristerie connait un regain d’intérêt et pour des raisons de fond parmi lesquelles les effets secondaires, parfois désastreux, de nombreux médicaments modernes. On voit quelle alliance pourrait nouer l’antique science de l’herboristerie avec les recherches actuelles sur les nombreux cannabinoïdes potentiellement thérapeutiques et sur une meilleure compréhension du rôle et de la fonction du système endocannabinoïde.

Au-delà de la fin juin, on l’a vu, une phase d’expérimentation va commencer. Pour qu’elle soit fructueuse, Il faut prendre au sérieux le cannabis à usage médical, cesser d’être obsédé par l’idée selon laquelle le cannabis à visée thérapeutique n’est que le faux nez, le cheval de Troie de la légalisation du cannabis récréatif, savoir, pour de bon, que la toxicité du cannabis est très faible contrairement à ce qu’affirme le CEIP de Grenoble (6). Le choix d’écouter les patients, l’envie de participer à une exaltante aventure humaine, médicale et scientifique. Voilà qui nous permettrait de rejoindre nos voisins européens et, qui sait, de faire mieux qu’eux.

 

 

  1. Yann Bisiou est professeur de Droit à la faculté de Montpellier. Il est l’auteur, avec Francis Caballero de la deuxième édition du « Droit de la drogue » (Dalloz, 2000)
  2. L’ « effet d’entourage » est encore discuté. Tous les principes actifs de la plante, cannabinoïdes mais aussi flavonoïdes et terpènes, et pas seulement le THC et le CBD, joueraient un rôle dans l’efficacité thérapeutique.
  3. Le cannabis se substitue partiellement à l’alcool. Au Colorado, un Etat des Etats-Unis, qui a légalisé le cannabis récréatif en 2014, on assiste à une baisse de l’achat de boissons alcoolisées de l’ordre de 10 à 15%.
  4. Fin 2018, les trois premières entreprises étaient Canopy Growth (côtée à 16 milliards de dollars fin 2018), Aurora (7,7 milliards) et Tilray (7,5 milliards).
  5. Le BIA 10-2474 est un inhibiteur du système enzymatique FAAH qui dégrade les endocannabinoïdes comme l’anandamide. L’essai de Rennes a abouti à la mort d’un volontaire sain le 17 janvier 2016. Depuis, d’autres essais ont été faits avec les inhibiteurs FAAH mais beaucoup plus prudemment.
  6. Voilà plusieurs années que le Centre d’Evaluation et d’Information sur le Pharmacodépendance (CEIP) de Grenoble affirme que le cannabis est responsable de 10,5% des décès liés aux drogues en France en 2015. Cette affirmation est validée par l’ANSM. Il s’agit donc d’un mensonge d’Etat.