Covid-19 ou l’indigence de la santé publique démasquée, Laurence Monnais, AOC, 18/03/2020

Covid-19 ou l’indigence de la santé publique démasquée

 

AOC, 18 mars 2020

Covid-19 ou l’indigence de la santé publique démasquée

 

La pandémie interroge les différents systèmes de santé publique et oblige les homo hygienicus 2.0 à l’autodiscipline improvisée. Mais le confinement est aussi porteur d’inégalités, de vulnérabilités et de marginalisation. Tantôt pointé comme insuffisant, tantôt décrété comme essentiel, le masque médical, donne à voir les limites et paradoxes de la santé publique contemporaine.

En couverture de The Economist le 1er février dernier et du New Yorker le 9 mars, emmaillotant une mappemonde aux couleurs du drapeau chinois ou porté sur les yeux par un président Trump en déni, le masque médical sature l’iconographie médiatique qui accompagne le Covid-19. Les discours experts et les interventions politiques à son endroit semblent toutefois vouloir brouiller les représentations consensuelles dont il serait devenu l’objet.

Son usage quotidien par la population saine serait inutile, voire dangereux, et les pénuries qui le touche seraient un problème à régler d’urgence pour protéger les groupes les plus à risque d’être contaminés ou de décéder des suites de l’infection. La disette a poussé le gouvernement français à réquisitionner par décret les stocks et la production ; le CDC américain (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies) a pour sa part adapté ses recommandations « d’étiquette hygiénique et respiratoire » en milieu hospitalier, suggérant de réutiliser les respirateurs N95 (l’équivalent du FFP2 européen) ou de remplacer ceux-ci par de simples masques chirurgicaux.

La raréfaction du dispositif est devenue une affaire politique de la plus haute importance ; on en appelle partout au (bon) sens civique; on martèle le pouvoir étonnant du lavage de mains intensif et de l’abandon des marques quotidiennes de civilité pour réorienter les itinéraires du produit convoité. Tous les masques médicaux ne filtrent pas les particules virales avec le même succès : les N95/FFP2 sont ainsi plus performants que les « simples » 3M. Mais aucun consensus scientifique ne s’est encore dégagé ni sur le taux d’efficience des meilleurs d’entre eux en milieu clinique, malgré la multiplication d’études à leur sujet depuis l’épidémie de Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) de 2003, ni surtout sur leur valeur dans l’espace public.

L’existence avérée de malades asymptomatiques mériterait qu’on y recourt de façon systématique, tweetait il y a quelques jours le biomathématicien et directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève Antoine Flahaut ; l’illusion de protection pourrait justifier à elle seule d’y donner copieusement accès, réduisant la probabilité d’une panique. On se doit, en outre, de s’interroger sur les « porteurs légitimes » : face à une situation virale inédite, qui évolue extrêmement vite et pour laquelle on dispose d’outils de détection imparfaits, quelles données probantes tracent avec assurance les contours des communautés à risque ? L’argumentaire des cénacles politiques s’inscrirait dans un processus de triage discutable.

Le port du masque médical est souvent associé aux pays et aux diasporas est-asiatiques, à leur sens absolu de la communauté. Les médias sociaux ont permis de les repérer à Hong-Kong au moment du SRAS, dans les campagnes vietnamiennes aux prises avec la grippe aviaire en 2005, dans le quartier chinois de Montréal frappée par H1N1 en 2009. L’histoire du dispositif est pourtant relativement ancienne et moins exotique qu’il n’y paraît.

Sans évoquer les atours du médecin de la peste au Moyen-âge ou de celui de lazaret au XIXe siècle, le couvre nez et bouche a participé à contenir la grippe espagnole (H1N1) au lendemain de la première guerre mondiale. Les historiens Howard Merkel et Nancy Tomes ont ainsi montré que les autorités municipales de grandes villes américaines avaient non seulement légalisé mais encouragé le recours au masque dans les lieux publics, soutenues dans leurs efforts par une presse informant sur les façons de le fabriquer et de les entretenir, jusqu’à en faire une mesure capable de se substituer aux interdits de rassemblement.

En 2020, porter le masque s’érigerait en démarche prophylactique sensée et sensible plutôt qu’affolée et irrationnelle.

Depuis les années 1990, les pratiques enserrant le dispositif s’inscriraient dans une période de post-modernité hygiénique, mélange d’incertitude et de risque diffus qui aurait accru sa valeur tant commerciale que talismanique. La perte de confiance du public dans la capacité de l’État à gérer ces nouveaux dangers, infectieux ou environnementaux, aurait renforcé son acceptabilité sociale. L’individu (masqué) serait le rempart premier et ultime, symbolique et très concret, contre la contamination.

En 2020, porter le masque s’érigerait en démarche prophylactique sensée et sensible plutôt qu’affolée et irrationnelle. En abordant la possibilité d’un geste d’autoprotection raisonnable – ne serait-ce que sous couvert d’un principe de précaution qui pousse à multiplier les pratiques de distanciation sociale pour aplatir la courbe épidémique – on met le doigt sur certains des paradoxes inhérents à l’exercice de la santé publique contemporaine. Ce succès désapprouvé pourrait plus exactement constituer la métaphore inattendue d’une santé publique en crise qui, tout en prêchant pour un investissement individuel dans l’évitement de la contagion, se permet d’en dessiner très maladroitement, voire autoritairement, les frontières.

On parle somme toute assez peu de santé publique ces jours-ci. De crise sanitaire, de surveillance épidémiologique, de quarantaine, de modélisation du cours de la pandémie, de pratiques associables au champ de la santé publique en somme, oui. Mais de la santé publique comme champ d’intervention médico-sanitaire institutionnalisé, cohérent et dynamique, non. Les autorités de santé publique se sont d’ailleurs longtemps exprimées avec frilosité.

Engageant virtuellement au calme, elles divulguent des statistiques de cas qui n’ont de temps réel que le qualificatif. « L’ASPC (Agence de la santé publique du Canada) a évalué le risque pour la santé publique associé au COVID-19 comme étant faible pour la population… du Canada, mais cette évaluation peut changer soudainement » pouvait-on lire sur le site de l’Agence le 13 mars tandis que le premier Ministre du Québec décrétait la fermeture de toutes les écoles publiques et des universités.

Cette quasi invisibilité constituerait une des manifestations les plus flagrantes de l’indigence de la santé publique contemporaine, entre limites de la « nouvelle » santé publique, déliquescence des systèmes publics de santé et préparation fantasmée.

Née dans les années 1970, la « nouvelle santé publique » retient du champ d’expertise développé au XIXe siècle l’importance d’actions en amont durables, dirigées à la fois contre les maladies – leur émergence, leur diffusion, leurs conséquences sociales – et vers une amélioration globale de la société. Elle a pris acte d’une transition épidémiologique qui, quelques années seulement avant l’apparition du VIH/SIDA, a annoncé la fin des maladies infectieuses en Occident et alarmé sur un éventail de pathologies chroniques et l’impact des déterminants sociaux sur les inégalités de santé.

Parmi les précurseurs du mouvement, le Canada : en 1974, son Ministre de la santé, Marc Lalonde, insistait dans Nouvelle perspective de la santé des Canadiens sur l’importance de s’approprier des habitudes de vie « saines » – bien manger, ne pas fumer, faire de l’exercice – et de jouer les sentinelles, de reconnaître des signes corporels anormaux, d’accepter de juguler une pré-pathologie. Le propos de Lalonde était indubitablement coloré par le coût exponentiel des systèmes publics de santé mis en œuvre au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Le bon citoyen canadien, par ses bonnes pratiques préventives, allait ralentir le rythme effréné de la demande hospitalière et soulager l’État-providence.

Se préparer à n’être pas préparé est cher en ressources humaines et financières, ce qui s’accommode mal aux systèmes hospitalo-centrés gravement carencés.

Dans les faits, et bien qu’elle ait varié en forme et en intensité, plus appuyée dans le monde anglo-saxon qu’ailleurs, la mise en œuvre des principes défendus par Lalonde a entraîné un désengagement étatique de la santé publique doublé d’une intense responsabilisation, voire d’une culpabilisation de l’homo medicus, cet adepte d’une morale santéiste soumis à des menaces protéiformes. Elle a effacé des repères institutionnels et matériels ; les fonds dédiés aux programmes de vaccination se sont amoindris et leur promotion a disparu des placards publicitaires.

Elle n’a pour autant freiné la médicalisation. L’homo medicus, qui a remplacé l’homo hygienicus, cher à l’historien et sociologue allemand Alfons Labisch, n’est pas le fruit d’un effort croisé entre l’individu et la nation industrielle qui avait construit la santé en valeur commune à la fin du XIXe siècle. Il est autonome, éclairé et (sur)consommateur d’une médecine de pointe personnalisée déviant à l’occasion de la trajectoire thérapeutique qui lui a été prescrite.

Si on ne parle pas beaucoup de santé publique donc, on entend souvent que « nous sommes prêts » à faire face au coronavirus. Les politiques de préparation pensées aux États-Unis dans les années 1990, déployées après le 11 septembre, devaient répondre à la fois à une mauvaise interprétation collective des menaces à la bonne santé humaine – non, les pathologies infectieuses n’ont pas disparu, émergentes ou réémergentes, elles alourdissent voire doublent le fardeau épidémiologique – et au (bio)terrorisme.

La sécurité sanitaire mondiale n’est pas synonyme de santé publique. Ou faut-il voir avec Patrick Zylberman un basculement de « publique » à « globale » ? Dans le cadre de ce nouveau paradigme, parce qu’il s’agit bien d’un paradigme, il est question de procédures décidées par des organismes supranationaux, de programmes verticaux, une infection à la fois, relayés par des États qui tentent de s’adapter. Ou pas : Vinh-Kim Nguyen et Guillaume Lachenal ont démontré que la « crise Ebola » de 2014 fut un produit de la préparation, ayant ordonné malgré elle la destruction des semblants de systèmes publics de santé de l’Afrique de l’Ouest.

À l’heure d’une mondialisation accélérée, d’un péril pandémique imminent mais inconnu, l’état de préparation (prepardness), fiction dramatique, anticipation catastrophiste, oblige à manœuvrer par à-coups quand une menace se matérialise. À coups de chiffres issus de la traque éreintante de multiples patients zéro, de hautes technologies diagnostiques controversées, de drones désinfecteurs, d’applications pour monitorer les malades confinés.

Alors que les simulations s’avèrent caduques, les provisions de masques périmées, on serait « non préparé » selon le sociologue Andrew Lakoff, obligé de recourir dans l’urgence à des formes « archaïques » d’endiguement – cordons sanitaires, hôpitaux de contagieux, interdiction de rassemblements – au mépris éventuel des droits démocratiques les plus fondamentaux.

Se préparer à n’être pas préparé n’en est pas moins extrêmement onéreux en ressources humaines comme financières, une cherté qui s’accommode mal de systèmes hospitalo-centrés gravement carencés. Faute de moyens pour la santé publique, les dispensateurs de gel hydroalcoolique qui ont réapparu dans les écoles sont déjà vides — le savon, lui, est depuis longtemps une denrée rare.

L’isolement demeure un privilège de riches, dotés d’un capital économique et social solide.

Mais qu’à cela ne tienne, la Fondation Gates et le CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovations), chantres d’une santé mondiale ultratechnologisée et privatisée, promettent des sommes faramineuses pour un vaccin dont la concrétisation pourrait prendre dix-huit mois, au risque de ne servir plus à rien qu’à être stocké.

Face à ces déficiences, ces décalages et ces incertitudes, l’homo medicus est de prime abord un peu déboussolé : il n’arrive pas à se faire tester, les urgences auxquelles il aimerait s’adresser (il n’a pas de médecin traitant) sont engorgées, la connaissance de son corps sain et pathologique a atteint ses limites et il a du mal à interpréter les statistiques qu’on lui assène, trop alarmistes ou pas assez.

Mais il faut déléguer à tout prix, compenser pour cette non-préparation. L’État lui fait donc appel ouvertement, encense sa proactivité, son esprit solidaire, pour le bien commun et celui de l’économie nationale et mondiale. Et lui propose une mesure d’éloignement social qui semble parfaite vu les circonstances, économique, dénuée d’autoritarisme, visiblement généreuse, en phase avec ses capacités de gestion sanitaire : l’auto-quarantaine. L’histoire de l’auto-quarantaine reste à écrire. Sur le continent nord-américain, elle est promue depuis plusieurs semaines – avant que les diagnostics de coronavirus ne grimpent soit dit en passant – et a en premier lieu ciblé les citoyens revenus d’un séjour en zone contaminée.

Depuis le début du mois de mars, elle est prônée par nombre d’entreprises privées ; les autorités d’un Canada où « l’ultra-capitalisme médical » états-unien (celui qui fait payer les quarantaines hospitalières aux malades ou refuse le vaccin antigrippal aux jeunes migrants illégaux) n’a pas percé, la voient d’un très bon œil : la santé est une prérogative provinciale jalousement gardée. On sait qu’invoquer la loi fédérale sur les quarantaines, une loi de temps de guerre amendée en 2005 au lendemain du SRAS, serait un suicide politique.

Le recours à l’auto-enfermement quatorze jours durant semble de toute façon au diapason des valeurs canadiennes. Il est, qui plus est, dans l’air du temps ; il permet d’échapper à la promiscuité de transports publics saturés, de profiter du silence. Mais au-delà de sa recevabilité sociale, il pose plusieurs problèmes. Et questions. À la différence du masque, du moins tant que ce dernier restait abordable, il est porteur d’inégalités, de vulnérabilités et de marginalisation.

Tout le monde ne peut pas, à la manière de Justin Trudeau ou Brune Poirson, s’autoriser à garder la chambre. Les personnes âgées ou seules, les malades chroniques (plus de 40% des patients hospitalisés pour le Covid-19 souffrent d’hypertension, de diabète ou d’une cardiopathie), les étudiants en situation de grande précarité, les familles nombreuses vivant dans un deux pièces étriqué ne peuvent observer à la lettre une telle mesure.

La solidarité de leur « communauté » ne suffira pas. L’isolement aurait également des conséquences non négligeables sur la santé psychologique : pas de charge virale à prévoir donc, mais une charge mentale, ne serait-ce qu’une claustrophobie à assumer. Il demeure un privilège de riches, dotés d’un capital économique et social solide.

La santé publique ne doit pas être, ne peut pas être (juste) une affaire personnelle, elle réclame un État-partenaire.

Les discours entourant l’auto-confinement insistent, rappelons-le, sur le fait que l’on va continuer à pouvoir travailler efficacement pendant cette mise à l’écart. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nombre d’entreprises, privées et publiques, l’encouragent. Le télétravail s’impose en synonyme d’une productivité virtualisée, norme néolibérale du temps pandémique.

Or, là encore, tout le monde ne peut pas répondre à cette injonction déguisée ou s’en satisfaire professionnellement, que ce soit les parents qui doivent s’occuper de leurs enfants parce que l’école est fermée ou les artistes dont les spectacles sont annulés, à la merci d’une indemnisation dont les modalités restent à déterminer.

Enfin, cette forme d’isolement reste bien mal balisée. L’étiquette hygiénique respiratoire post-2003 a certes débordé la sphère clinique (on voit depuis quelques années les gens se moucher dans leur manche ou recourir automatiquement au gel hydroalcoolique à l’entrée des hôpitaux) mais l’auto-quarantaine réclame bien davantage que le « get your household ready for Covid-19 » du CDC (« préparez votre foyer à l’arrivée du Covid-19 »).

Elle exige discipline et planification, des réflexes qui n’ont pas été appris, ni acquis ; elle est un lieu d’inaccessibilité culturelle dont personne ne semble se soucier. Ou peut-être l’expédient a-t-il été trouvé, en en faisant une mesure d’atténuation parmi d’autres ? Le flou est signifiant, à la croisée détonante de la nouvelle santé publique et de l’état constant de préparation.

Les pratiques d’éloignement social ont des vertus que la stratégie britannique d’immunisation collective, aberrante, n’a pas. Ceci étant, quel que soit leur degré d’imperfection, elles reposent sur un postulat qui veut que la somme des actions individuelles (observantes) équivaut à une action collective. L’axiome pénètre depuis quelque temps la conscience écologique et dédouane grands groupes industriels et gouvernements attentistes.

Or, la santé publique ne doit pas être, ne peut pas être (juste) une affaire personnelle ; elle réclame un État-partenaire. Il y a des exemples à suivre : même si on est en l’occurrence dans un cadre paternaliste, c’est un vrai geste de santé publique que le premier Ministre de Singapour Lee Hsien Loong a posé en faisant livrer, dès le 30 janvier, quatre masques à chaque famille de la cité-État tout en rappelant qu’ils n’étaient probablement pas utiles dans l’espace domestique.

L’auto-santé publique ne repose sur aucun contrat, n’entraîne aucune forme de rétribution ; partie d’anonymes combatifs, mal orientée, elle apparaît un peu trop émancipée, source inévitable de tensions entre individus et État, et entre individus. À quelques heures de l’annonce de l’état d’urgence sanitaire au Québec et d’une allocution du premier Ministre Legault qui a suspendu les visites dans les maisons de retraite et dicté aux personnes âgées de plus de soixante-dix ans de rester chez elles, jeunes, migrants, peintres en bâtiment se protégeaient et protégeaient les autres tant bien que mal avec un foulard bariolé, une écharpe en laine dans les rames du métro montréalais.

Ces homo hygienicus 2.0 arborent une autodiscipline improvisée, certes plastique mais encourageante. Leur couvre visage est en même temps le stigmate d’une santé publique indigente, pire d’un État démissionnaire. Ce n’est peut-être pas pour rien que le masque évoluait partout lors des manifestations anti-Pékin à Hong Kong fin 2019 ou dans les rangs des gilets jaunes défiant samedi les interdictions de rassemblement, barrière prohibée contre les gaz et les arrestations arbitraires.

Des usages « déviants » qui ont pu attiser la méfiance à l’endroit de ses vertus prophylactiques et qui obligent à réfléchir à l’avenir du dispositif, marque d’une obéissance préventive approximative et d’une désobéissance civile incomprise.

Laurence Monnais

Historienne, professeur titulaire au département d’histoire et directrice du Centre d’études asiatiques (CETASE) de l’Université de Montréal