Marginalisation, stigmatisation et abandon du LSD en médecine, Zoë Dubus, 2019

Marginalisation, stigmatisation et abandon du LSD en médecine

Zoë Dubus
Histoire, médecine et santé, 2019, 15, 87-105

https://journals.openedition.org/hms/2168

Abstracts

Après avoir été l’une des substances pharmacologiques les plus étudiées des années 1950-1970, le LSD, puissant psychédélique ayant de nombreuses indications thérapeutiques, est abandonné par la communauté scientifique internationale au début des années 1970. Si des facteurs externes à la médecine ont eu un impact sur le déclin de ce médicament, il est également nécessaire de s’interroger sur les causes internes de ce rejet. Pour ce faire, une littérature anglo-saxonne émerge ces dernières années dans le champ des psychedelic studies, que nous enrichissons ici par une étude mettant en lumière les spécificités des sources françaises sur le sujet. Cet article souhaite montrer comment la méthode de la psychothérapie dite « psychédélique », inventée par une partie des chercheurs/euses travaillant avec le LSD, ainsi que la remise en cause de la probité de ces mêmes thérapeutes jugés trop « enthousiastes », ont été des facteurs essentiels du discrédit de ce médicament.

Though it had been one of the most studied pharmacological substances in the years 1950-1970, LSD, a potent psychedelic with numerous therapeutic indications, came to be neglected by the international scientific community in the early 1970s. Whereas factors that are external to medicine have had an impact on the decline of this drug, it is also necessary to ponder on the internal causes of such rejection. To do so, some Anglo-Saxon literature has been emerging in recent years in the field of psychedelic studies to be here enriched through a study highlighting the specificities of French sources on the subject. This paper is meant to show how the method of so-called “psychedelic” psychotherapy designed by some of the researchers using LSD, together with the questioning of their probity, as these therapists were deemed to be “overenthusiastic”, have both then been key factors in bringing this drug into disrepute.

Introduction

L’idée que le LSD1 a pu être un médicament paraît aujourd’hui tout à fait saugrenue pour une majorité de la population. Les représentations sociales qui y sont attachées le présentent en effet de manière univoque comme une drogue, au mieux liée à la culture hippie, au pire substance infernale dont la consommation aboutirait nécessairement à la folie ou au suicide2. Pourtant, de la fin des années 1940 au début des années 1960, le LSD était bel et bien conçu et utilisé comme un médicament, et des plus innovants. Synthétisée en 1938 à partir d’un champignon parasitaire, l’ergot de seigle, par le docteur Albert Hofmann dans le laboratoire Sandoz en Suisse, cette substance s’avère provoquer des effets qui seront nommés plus tard « psychédéliques3 » d’une puissance inégalée. Ceux-ci se caractérisent par une hyperesthésie des différents systèmes sensoriels : le LSD augmente très fortement les perceptions de nos différents sens. Des modifications de l’état d’esprit du sujet, qualifiées d’expériences « transcendantes » ou « transformatrices » peuvent advenir lors de l’administration de fortes doses dans un cadre spécifique, et constituent l’aboutissement de l’expérience psychédélique4.

Perçu initialement comme un « psychotomimétique » par la communauté scientifique, c’est-à-dire comme une substance capable de produire une « folie temporaire5 », le LSD est envoyé par le laboratoire Sandoz, qui en détient le monopole6, à des psychiatres du monde entier dès 19477. Sa première indication était d’induire des psychoses expérimentales dans la perspective de trouver les substances antipsychotiques correspondantes, celles-ci devant permettre de guérir les maladies mentales. Ainsi, pour certain·e·s chercheurs/euses de l’époque, comme les psychiatres canadiens Humphry Osmond et Abram Hoffer, les effets du LSD étaient similaires à ceux de la schizophrénie : trouver un médicament neutralisant ces symptômes chez un sujet sain devait avoir le même résultat sur les malades. La découverte des premiers neuroleptiques et notamment de la chlorpromazine, anti-délirant capable de réduire les manifestations du LSD, au début des années 1950, accompagne cet espoir. Ce modèle est remis en question et peu à peu abandonné dans les années 19608.

Progressivement, d’autres applications médicales lui sont découvertes. Le LSD est ainsi prescrit dans le cadre de psychothérapies pour relaxer le patient et réduire son anxiété, tout en favorisant les associations d’idées et la remémoration de souvenirs. Il est également utilisé en médecine palliative, de manière à adoucir l’état dépressif des mourants et à soulager leurs douleurs. On constate ses effets bénéfiques dans les cas de migraines et d’algies vasculaires de la face. Enfin, on l’étudie dans le traitement des addictions (héroïnomanie et alcoolisme principalement). Des années 1950 au début des années 1970, près de 10 000 articles sur l’utilisation du LSD en thérapeutique portant sur plus de 40 000 cas furent publiés dans des revues scientifiques, faisant de ce médicament « la substance pharmacologique la plus étudiée au monde9 ». De grands espoirs sont fondés par l’ensemble de la communauté scientifique internationale au sujet des effets bénéfiques de cette nouvelle substance ; une quarantaine de grands centres médicaux américains, canadiens et européens mènent alors des recherches sur le LSD. En France, au moins sept équipes différentes l’ont expérimenté durant cette période d’après nos recherches, tant dans une démarche de psychiatrie expérimentale que dans une intention thérapeutique10.

Comment, dès lors, expliquer le si rapide déclin de ce médicament ? Comme l’expliquent les historiens Lester Grinspoon et James Bakalar, « quand un nouveau type de thérapie est introduit, en particulier une nouvelle drogue psychoactive, les événements suivent souvent un modèle de succès spectaculaire et d’enthousiasme énorme suivi de désillusion11 ». Il en va ainsi de la morphine ou de la cocaïne au xixe siècle par exemple. Traditionnellement, il est convenu d’attribuer à la marginalisation et à l’abandon du LSD des causes externes au monde médical : les mouvements contestataires et la contre-culture des années 1960, tant aux États-Unis qu’en Europe, associés dans les représentations à la consommation de drogues par les jeunes adultes de l’époque, auraient sonné le glas du LSD. Une attention plus minutieuse portée aux sources médicales que sont les nombreuses études et articles scientifiques publiés à l’époque nous permet cependant d’enrichir considérablement le faisceau des causes ayant discrédité le LSD. Cet article, fruit d’une recherche doctorale en cours12, souhaite éclairer un pan peu étudié du parcours du LSD au sein de la pratique médicale en se focalisant sur la progressive stigmatisation dont firent l’objet les « études psychédéliques » jusqu’à aboutir à leur cessation au début des années 1970. En nous basant sur les recherches menées à la fois aux États-Unis et en France durant cette période, nous enrichirons les quelques travaux historiques sur le sujet, jusqu’à présent exclusivement anglo-saxons. Ce champ d’étude émerge en effet depuis une dizaine d’années, porté par le renouveau des études médicales concernant les psychédéliques. Ainsi l’ouvrage de l’historienne canadienne Erika Dyck, Psychedelic Psychiatry: LSD from Clinic to Campus13, paru en 2008, a-t-il ouvert la voie d’une nouvelle historiographie sur les psychédéliques produite par des historien·ne·s de formation. Il faut en effet souligner la part importante de la sociologie14 ou de la psychologie15 dans la plupart des travaux faisant l’histoire des psychotropes, de même que de nombreuses études ou thèses médicales actuelles sur le LSD comportent une partie historique, visant à légitimer la reprise de la recherche16. Erika Dyck liait les causes externes à la médecine, c’est-à-dire le contexte socioculturel des années 1960-1970, aux causes internes et notamment aux débats méthodologiques pour expliquer l’abandon du LSD par la communauté scientifique. À sa suite, l’anthropologue et historien Nicolas Langlitz publiait en 2013 un essai dans lequel il réaffirmait la prégnance des débats internes au champ académique dans le déclin de l’usage des psychédéliques en psychiatrie17. Un autre historien, Matthew Oram, poursuit ces travaux en questionnant plus précisément les difficultés rencontrées au sein même des équipes scientifiques qui employaient le LSD pour correspondre aux nouvelles normes d’évaluation des médicaments18. Cet article permet de réaliser une synthèse en langue française de ces travaux et apporte de nouvelles sources, en particulier concernant les recherches menées en France entre les années 1950 et 1970 et publiées dans des revues scientifiques.

Bouleversements épistémologiques

La recherche sur les potentialités thérapeutiques du LSD commence au début des années 1950, aux États-Unis et au Canada principalement. Rapidement, et notamment grâce aux auto-expérimentations des chercheurs/euses sur lesquelles nous reviendrons, certain·e·s scientifiques, comme le psychiatre américain Sidney Cohen, qui deviendra directeur du National Institute of Mental Health en 1968, font l’expérience de l’importance de l’état d’esprit du sujet au moment de l’administration du LSD mais également du cadre dans lequel a lieu la séance. Ainsi Cohen explique-t-il qu’ayant eu accès à la littérature produite précédemment sur le LSD, il s’attendait à se sentir catatonique ou paranoïaque durant sa première ingestion de la substance, en 1955. Nombre d’articles de l’époque mettaient en effet en avant l’état visiblement anxieux des sujets sous l’influence du psychotrope. Au contraire, il fut très surpris par sa réaction :

Ce n’était pas un délire confus et désorienté, mais quelque chose de tout à fait différent […] les problèmes et les efforts, les inquiétudes et les frustrations de la vie quotidienne disparaissaient ; à leur place se trouvait une quiétude intérieure majestueuse, ensoleillée et paradisiaque… Il me semblait être enfin arrivé à la contemplation de la vérité éternelle19.

Après cette expérience, Cohen lança ses propres études sur le LSD et devint l’un des chercheurs les plus reconnus sur le sujet. Il avait fait le constat direct de l’importance de ce qui sera nommé mindset and settings, c’est-à-dire la nécessaire préparation du sujet et de l’environnement sécurisant dans lequel se déroule l’expérience pour en potentialiser les effets bénéfiques. Nous faisons référence au nouveau type de psychothérapie inventée à la suite de ces observations sous la dénomination de « thérapie psychédélique » : celle-ci se distinguait des psychothérapies classiques dans lesquelles le cadre de la séance et l’accompagnement bienveillant n’étaient pas pris en compte.

(…)

  • 1 Diéthylamide de l’acide lysergique, en allemand Lysergsäurediethylamid.
  • 2 Jérôme Fourquet et Marion Chasles-Parrot, Les Français et le cannabis, Paris, IFOP, 2018.
  • 3 Du grec ancien ψυχή (psychẽ), « âme », et δηλοῦν (dẽloun), « rendre visible, montrer », le terme e (…)
  • 4 Walter N. Pahnke et William A. Richards, « Implications of LSD and experimental mysticism », Journ (…)
  • 5 Humphry Osmond, « A Review of the Clinical Effects of Psychotomimetic Agents », Annals of the New (…)
  • 6 Le LSD est diffusé sous le nom de Delysid®.
  • 7 Les effets psychotropes du LSD ne sont découverts qu’en 1943 par Hofmann suite à une reprise des e (…)
  • 8 Leo E. Hollister, « Drug-induced psychoses and schizophrenic reactions: a critical comparison », A (…)
  • 9 Annelie Hintzen et Torsten Passie, The Pharmacology of LSD: A Critical Review, Oxford, Oxford Univ (…)
  • 10 Il s’agit du laboratoire de psychologie expérimentale et comparée de la Sorbonne, du centre hospit (…)
  • 11 Lester Grinspoon et James B. Bakalar, « Medical uses of illicit drugs », dans Ronald Hamowy (dir.) (…)
  • 12 « Médicament ou poison ? Médecins, médecine et psychotropes du xixe siècle à nos jours », sous la (…)
  • 13 Erika Dyck, Psychedelic Psychiatry: LSD from Clinic to Campus, Baltimore, John Hopkins University (…)
  • 14 Christian Bachmann et Anne Coppel, La drogue dans le monde  : hier et aujourd’hui, Paris, Albin Mi (…)
  • 15 Yves Edel, « Expérimentations des psychodysleptiques à Sainte-Anne dans les années 1960 », Annales (…)
  • 16 Par exemple  : Peter Gasser, Dominique Holstein, Yvonne Michel, Rick Doblin, Berra Yazar-Klosinski (…)
  • 17 Nicolas Langlitz, Neuropsychedelia, Berkeley, University of California Press, 2013.
  • 18 Matthew Oram, « Prohibited or regulated? LSD psychotherapy and the United States Food and Drug Adm (…)
  • 19 Harold A. Abramson, The Use of LSD in Psychotherapy ; Transactions. Conference on D-Lysergic Acid (…)