WEEDS – A propos du documentaire de Fab Five Freddy diffusé sur Netflix : Grass is greener, DOPAMINE, 2019, 04

WEEDS – A propos du documentaire de Fab Five Freddy diffusé sur Netflix : Grass is greener

DOPAMINE, 2019, 04,

A l’heure où les Etats-Unis font voler en éclat le régime prohibitionniste concernant le cannabis, un retour en arrière dans le temps est nécessaire pour comprendre quelles ont été les motivations des gouvernements successifs pour mettre au banc des accusés une plante verte et des consommateurs qui, s’ils se faisaient du bien ou du mal, ne le faisaient qu’à eux-mêmes sans déranger qui que ce soit… Bien entendu, ne comptez pas sur ce documentaire, réalisé et conté par Fab Five Freddy, ancien animateur d’émission sur le RAP, pour présenter le cannabis sous un jour qui ne lui serait pas favorable. Raconter l’histoire de la prohibition du cannabis c’est expliquer comment les satisfactions recherchées dans l’usage de ce produit ont été volontairement ignorées pour en exacerber les côtés soi-disant “obscurs”, stigmatiser par la même occasion ses consommateurs et les présenter, au même titre que leur produit de prédilection, comme des ennemies d’état cause de tous les dangers qui guettent une communauté de citoyens de laquelle on les a vite exclus comme nous le verrons… Le cannabis traversera beaucoup de genres musicaux et le documentaire prend appui chronologiquement sur cette diffusion du produit dans la culture musicale…

La plante verte a pris racine dans la culture des musiciens de jazz des années 20. “Reefer Man”, “All the Jive is Gone”, “Knocking Myself Out”, “You’are a Viper – Reefer Song“, “Save the Roach for me”, “Light Up”, sont autant de titres de chansons faisant référence à cette herbe dont le grand public ne connaissait pas grand chose à l’époque. Les mots d’argot comme “weed“, “jive“, “reefer“, “beu“, “bou”, “pot”, “bud”, “Marie-Jeanne”… qui accompagnaient le produit ne disaient rien au commun des mortels, alors que certains d’entre eux sont depuis ancrés dans le vocabulaire courant. Cette culture cannabique était réservée à une communauté musicale qui consommait un produit pour ce qu’il apportait au rythme du jazz et à sa créativité… Cab Calloway, Fat Wallace, Duke Ellington, Louis Armstrong sont les têtes d’affiche d’un genre musical qui fait son apparition et prend de l’ampleur durant les trois premières décennies du XXème siècle, et dont beaucoup des interviewés du documentaire considèrent que sa qualité n’est pas indifférente à la consommation de cannabis de ses interprètes…

Les préoccupations sociétales à l’encontre du cannabis n’apparaissent que quand des rapports font état à El Paso et à la Nouvelle-Orléans de consommation de cannabis par des minorités noires et latinos. Baz Dreisinger, auteure et professeure, nous explique que ” la plante est alors associée à deux groupes qui soulèvent de fortes inquiétudes chez les américains : Les Afro-Américains et jazzmen à la Nouvelle Orléans, et les Mexicains” (grands cultivateurs de cannabis). C’est à ce moment-là que le mot mexicain “marijuana“ prend la place du mot “cannabis” dans le discours dominant, et ce à une époque où des communautés immigrantes viennent s’implanter sur le territoire américain, et où la xénophobie qui y était associée, était grandissante. Les inquiétudes naissent alors sur des croyances de contamination des usages dans une population blanche considérée alors sous influence et fragilisée… Plusieurs états finissent par interdire la Marijuana, dont la Californie. Louis Armstrong se fait arrêter par la police pendant un concert alors qu’il fumait un joint à sa pause. Louis Armstrong raconte dans ses écrits, s’adressant à son manager “Arrange-toi pour m’obtenir une autorisation spéciale me permettant de fumer de l’herbe quand j’en ai envie, ou bien je devrai poser cette trompette. Je ne peux pas vivre dans la crainte permanente de me faire arrêter, d’être jeté en prison pour des broutilles comme de la marijuana.”. Malheureusement, le gouvernement américain ne voit pas cet usage de marijuana par ces minorités comme une “broutille”, et il se saisit de la xénophobie ambiante pour mettre en place une politique de prohibition au niveau fédéral. C’est Harry J. Anslinger, qui deviendra chef du bureau des narcotiques en 1930, qui lance la première guerre contre le cannabis dans les années 20, en associant ses usagers et ses trafiquants à certaines villes, certains quartiers, liés dans l’inconscient collectif américain à certaines communautés, notamment la communauté noire. Larry Sloman, Auteur de “Reefer madness : une histoire de la marijuana” nous raconte qu’Anslinger, étant le roi de la communication et des “fack news”, s’empresse de compiler des histoires épouvantables en lien avec la marijuana, et profite de l’ignorance des américains sur le produit pour diffuser dans la presse des histoires sordides et réaliser des campagnes de dénigrement comme le fameux “Reefer Madness”, l’ensemble créant un lien artificiel entre usage de cannabis, dépravation, agressivité, folie et criminalité. L’idée, du moins pour Anslinger, nous dit Larry Sloman, était de façonner cette impression de danger public… Cette propagande anti marijuana finit par se répandre un peu partout. Le gouvernement américain se sent alors dans l’obligation de réagir et légifère en 1937 avec une fameuse loi, le “marijuana act”, sur la taxation de la marijuana. Dans les années qui suivront le maire de New-York, M. LaGuardia commanda un rapport détaillé sur la cannabis qui mit à mal, en vain, tous les arguments fallacieux mis en avant par Anslinger pour justifier la prohibition. Mais ce rapport LaGuardia, qui fait même référence aux vertus thérapeutiques de la plante, restera lettre morte. Il met aussi en avant le constat que depuis la mise en application de la loi, près de 80% des New-yorkais arrêtés, en lien avec le cannabis, sont de couleur. Cette discrimination raciale se poursuit encore aujourd’hui nous rappelle la narrateur Fab Five Freedy… Kassandra Frederique, directrice du bureau new-yorkais de la Drug Policy Alliance (organisation de promotion de la légalisation de toutes les drogues) nous explique que “les dirigeants ont choisi en connaissance de cause d’ignorer la science, d’ignorer les recherches. Chaque fois que le gouvernement aurait pu, aurait dû recourir à la science, il a choisi la propagande, le racisme.”…

La scène musicale New-Yorkaise s’est quoiqu’il arrive définitivement emparée de l’usage récréatif du cannabis, et au-delà de la communauté noire. Les jeunes habitants blancs et branchés du Queens ou de Brooklyn viennent s’encanailler dans le quartier d’Harlem, au nord de Manhattan, et fréquentent les clubs de jazz. L’idée d’Anslinger était justement, sans succès, de dissuader cette population blanche américaine de se mélanger avec la population noire ou latino. Baz Dreisinger, auteure et professeure nous explique que “Ce sont les angoisses culturelles de l’époque, à savoir qu’une trop grande consommation de cette musique, associée à une trop grande consommation de ces drogues, va noircir la population américaine ainsi que la culture américaine, ce qui suscite de la peur.”… Le cannabis étant associé au jazz, musique qui dépassait désormais les frontières de Harlem et des Etats-Unis, la répression des musiciens s’accéléra. Billie Holiday, Thelonius Monk, Charlie Parker, Louis Armstrong, Cab Calloway, Duke Ellington, Count basie, Dizzy Gillespie en feront les frais… La prohibition du cannabis finit par inspirer les jazzmen qui feront alors référence à celui qui sera considéré comme le plus grand revendeur de cannabis dans le milieu, désormais donc dans l’illégalité, à savoir Mezz Mezzrow, jazzman blanc qui vendait une herbe très réputée dans le milieu, la Mighty Mezz. Le musicien sera arrêté et condamné pour possession de marijuana. Il influencera la Beat Generation dont le style littéraire faisait référence au rythme et à l’état d’esprit du jazz. Le mix de la culture musicale jazz et de la culture littéraire Beat créa une émulation artistique qui perdura bien au-delà des années 50 et 60…

Le mouvement Hippie qui suit démocratise la consommation du cannabis qui rentre alors dans la contre-culture américaine et fera des émules outre-Atlantique. Une lutte pour la légalisation fait son apparition dans la deuxième moitié des années 60. Ginsberg, poète Beat, puis Hippie, en est en quelque sorte le porte-drapeau et rappelle les dégâts ségrégationnistes de la prohibition. Il écrit : “Personne n’a encore remarqué que la répression des droits, de la culture et de la sensibilité des Afro-Américains s’est accrue avec les lois sur la marijuana. La consommation de marijuana a toujours été répandue dans la population noire du pays. Son interdiction, ainsi que les frictions et violences permanentes causées par ces lois, ont constitué un moyen inconscient ou inavouable d’attaquer la population noire.”… Les lois qui se succèdent dans les années 50, 60 accentuent la prohibition, jusqu’à atteindre un point culminant suite à la déclaration de Nixon de 1970. Le président américain proclame ouvertement sa guerre à la drogue en la déclarant “ennemie public numéro un”. Une nouvelle loi permet d’alourdir les peines. L’arrière-pensée de Nixon était limpide : mettre à mal les mouvements sociaux et politiques contestataires qui commençaient à prendre de la place et menaçaient sa présidence… La DEA est crée et consacrera toute son énergie à mettre en application la nouvelle politique de prohibition. Le cannabis est inscrit dans le groupe des substances totalement prohibées, même à usage médical… Bien entendu, les résultats de tous les rapports commandés par le gouvernement, rapports qui prouvent que la prohibition n’a pas lieu d’être, sont ignorés et glissés sous le tapis comme l’avait été le rapport LaGuardia en son temps. La politique a pris le pas sur la science, alors toutes les contrevérités peuvent se faire une place au soleil. John Ehrlichman, proche conseiller de Nixon, dévoilera quelques années plus tard la stratégie cachée de Nixon : “On ne pouvait pas interdire le fait d’être anti-guerre, d’être Noir, mais en amenant le public à associer les hippies à la marijuana et les noirs à l’Héroïne, et en pénalisant lourdement ces produits, on pouvait déstabiliser ces communautés.” Killer Mike, Artiste hip Hop et militant nous raconte que “La lutte antidrogues ciblait les hippies et les gens de couleur en priorité. Les hippies étaient des blancs progressistes, conscients de l’égalité entre les peuples. Il fallait donc que ces progressistes et les gens de couleur qu’ils soutenaient publiquement demeurent la cible des lois en vigueur aux Etats-Unis…”

Le reggae fait lui son apparition au milieu des années 70, et porte en lui l’esprit du mouvement rastafari, mal considéré en Jamaïque, et qui voue un culte à la ganja, ou au Kaya comme l’appelait Bob Marley, musicien qui défend la légalisation du cannabis en mettant en avant les vertus thérapeutiques de la plante… Un programme fédéral, précurseur en la matière, d’usage médical de la marijuana se met en place en Californie. Le Dr Carl Hart, neuropsychopharmacologue, comme il se qualifie, met justement en avant l’hypocrisie, ou l’ambiguïté, de la politique américaine en matière de drogues car, d’un côté on dit que le cannabis est mauvais pour la santé, et de l’autre on reconnait son utilité médicale. Cela montre bien, d’après Carl Hart, que les lois de classification des produits se basent sur des critères politiques et non scientifiques… Et comme si les lois en vigueur n’étaient pas suffisamment répressives, Ronald Reagan, dans les années 80, enfonce le clou et rajoute une couche à la prohibition, à la répression communautaire qui l’accompagne, et à l’injustice raciale qui en découle. Et même si c’est la communauté noire américaine qui était effectivement à l’origine essentiellement concernée culturellement par le cannabis, elle n’est plus la seule depuis longtemps. La disproportion entre le nombre d’interpellations dans la population noire ou latino, et celui dans la population blanche ne peut donc s’expliquer que par
une discrimination de fait… Les membres de ces communautés noires et latinos sont alors emprisonnés en masse pour usages ou trafic de cannabis ou cocaïne et remplissent les prisons américaines qui se portent bien elles visiblement…

Le Hip-Hop fait parler de lui dans les années 80, et se lance, non pas dans la promotion des psychotropes, mais dans la prévention, avec des chansons qui alertent des risques liés aux usages, surtout ceux du crack qui se répand dans la communauté noire, et fait des dégâts. Ces drogues stimulantes comme la cocaïne, et notamment donc son dérivé sous forme basée, sont mis de côté par ces musiciens Hip-Hop qui leur préfèrent le cannabis. Snoop Dogg nous raconte que tout ce qui se rapportait à l’herbe était toujours considéré comme “cool“, en référence aux usages passés des musiciens de jazz ou de reggae. Après les jazzmen et leur Mezz Mezzrow, les artistes hip-pop ont aussi leur dealer attitré en la personne de Branson de Harlem, personnage mystérieux que beaucoup n’ont jamais vu mais qui vend des produits dont tout le monde raffole. Les références dans les chansons pullulent. L’homme, interrogé dans le documentaire, explique qu’il fournissait sa communauté aussi simplement que le fond les dispensaires légaux de nos jours… Côte ouest, dans les années 90, un groupe de Hip-Hop, Cypress Hill, décide de se lancer dans la promotion de la légalisation. Leurs chansons défendent ouvertement le cannabis. Ils vont même jusqu’à allumer des joints sur scène. Le groupe, en même temps que Snoop Dogg, Redman ou Method man, sont considérés comme les porte-paroles d’une culture cannabique. Snoop Dog permet, grâce à son audience et son travail avec Dr Dre, d’élargir la popularité de la plante et se voit, comme il dit, comme le disciple des grands comme Louis Armstrong, Cheech and Chong, ou encore Willie Nelson et Bob Marley. Il dit être le prolongement de ce qu’ils étaient à leur époque… Il défend le cannabis comme étant une drogue bien plus apaisante que l’alcool, et ses consommateurs comme étant dénués de toute agressivité…

@Mais si le cannabis fait ou a fait les beaux jours de quelques groupes musicaux, en quelque sorte protégés par leur succès, malgré l’exposition de leur militantisme, ce n’est pas le cas de nombreux usagers anonymes à travers les Etats-Unis, et notamment en Louisiane où nous embraque pour finir le documentaire. Cet état possède les lois parmi les plus sévères du pays concernant le cannabis. L’exemple présenté est celui de Bernard Noble, emprisonné pendant 13 ans pour avoir fumé un joint de marijuana à cause d’une loi datant des années 50 qui rallonge la peine à chaque récidive : premier délit : 2 ans; deuxième délit : 5 ans; troisième délit : 10 ans. Gwynne Parker, sa soeur, considère que “C’est une nouvelle forme d’esclavage. Dans cet état en particulier. C’est leur façon de nous soumettre à l’esclavage… Ils ont détruit sa vie.”. Elle parle d’un frère dont elle sait bien que quand il sortira de prison, à l’âge de 50 ans, ce sera très compliqué pour lui de reconstruire sa vie. L’avocat Graham Bosworth nous explique qu’ “il y a tant de niveaux de préjudices, que même s’ils sont inconscients, même s’ils sont systémiques plutôt qu’intentionnels, cela a créé un cycle d’abus disproportionnés en ce qui concerne la justice pénale appliquée aux Afro-Américains.”. Le problème, nous explique l’avocat, est que le système carcéral repose sur un business. Les chérifs sont tributaires du taux d’incarcération, et les prisons sont de véritables entreprises pénitentiaires. Elles touchent des subsides de l’Etat en fonction du nombre de journées d’occupations de chaque détenu. Ces prisons s’agrandissent alors pour accueillir de plus en plus de détenus et ainsi gagner plus d’argent. Le nombre d’employés grossit. Elles deviennent alors les plus gros employeurs de la région, et leur poids politique s’accroit par la même occasion… Les Etats-Unis sont devenus le pays au plus fort taux d’incarcération au monde, et ont construit ainsi des générations d’exclus du rêve américain, essentiellement dans les communautés noires et latinos… Et même quand, après des décennies de clandestinité, un produit comme le cannabis sort du bois grâce à une politique de légalisation qui s’étend progressivement à tous les Etats, son business échappe à une communauté, qui a participé pourtant à sa popularisation, et ce par manque de revenus nécessaires à des investissements de départ lourds… Quelques personnalités noires du monde artistique, comme Snoog Dog, ou des sportifs comme Cliff Robinson, ancien basketteur de la NBA, se lancent malgré tout dans ce business et tentent alors de modifier l’image négative attachée à un usage de cannabis dans leur communauté, image dont ils ont fait les frais plus jeunes et qui est à la source de tous les dégâts causés par une prohibition vaine… Certains considèrent à juste titre que ce serait dommage que la légalisation ne soit pas accompagnée d’une large réhabilitation des usagers et dealers placés sous les verrous, communauté qui mériterait réparation et une place de choix dans ce business émergeant…

Grass is greener
Un documentaire de Fab Five Freddy
Diffusion Netflix, avril 2019
1h37