Utilisation des substances psychédéliques en thérapeutique et « auto-expérimentation », Christian Sueur, Colloque ATHS, 4 octobre 2019, Biarritz

Utilisation des substances psychédéliques en thérapeutique et « auto-expérimentation »

Docteur Christian SUEUR

Colloque ATHS, 4 octobre 2019, Biarritz

 

Le 14 mai dernier, est paru sur le site Vice.com, un article signé de Shayla Love, intitulé « The Ethics of Taking the Drugs You Study. Should psychedelic scientists trip on the drugs they research ? ».[1]

Cette question pause la question, tant éthique que technique, de la nécessaire juxtaposition, lorsque l’on envisage la mise en place de thérapies psychédéliques, des apports récents de la neurobiologie éclairant le mode d’action cérébral des substances psychédéliques, et de la connaissance des effets psychiques de ces substances, grâce à l’auto-expérimentation des effets de ces substances par les chercheurs et thérapeutes.

Cette question fait pour moi écho à un ancien travail, réalisé avec mon collègue Jacques Arveiller, pour le Colloque de « L’Évolution Psychiatrique » au Centre Hospitalier Esquirol à Charenton, en 1988, que nous avions intitulé « Iatrogénèse et production du savoir sur les toxicomanies»[2]. Dans ce travail de réflexion épistémologique, nous traitions de deux expériences d’auto administrations par des psychiatres, à un siècle d’intervalle :

  • d’une part les consommations de cannabis de Jacques Joseph Moreau de Tour, de ses collègues, ainsi que d’autres personnalité du monde artistique, dans les années 1840, au sein du « Club des Haschichins »[3], qui conduisirent à leur prescription à des aliénés à l’Hôpital de Bicêtre.
  • et d’autre part, l’utilisation thérapeutique du LSD, dans la suite des premières auto-expérimentations volontaires, par le psychiatre Werner Stoll en 1947 (si l’on considère que les deux premières « prises » de LSD, en 1938, puis en 1943, par Albert Hofmann, le chimiste inventeur du LSD, et également découvreur de la formule chimique de la psilocybine, furent des auto-intoxications involontaires).

Les « résultats » scientifiques furent essentiellement, pour les psychiatres, de deux ordres :

  • d’une part une meilleure connaissance de la « psychose »,
  • et, d’autre part, pour les premiers expérimentateurs, le projet d’utiliser les substances psychédéliques (ou « hallucinogènes ») dans le cadre de psychothérapies, que ce soit pour de nombreux troubles mentaux, ou dans le cadre de thérapies de « bien-être ».

Nous allons donc reprendre ce « trip » historique, qui a conduit des premiers auto-expérimentateurs, à la mise en place des premières thérapies « psycholytiques » et « psychédéliques », et à leur développement dans maintes indications psychiatriques ou psychologiques, et ce, à l’aide de substances de plus en plus nombreuses, issues des plantes, ou synthétisées en Laboratoire.[4]

Rappelons, pour commencer cette réflexion, que le terme « psychédélique », success word proposé par le psychiatre Humphry Osmond en 1957, signifie, étymologiquement, « esprit, (ou psyché) révélé », qui rend visible la psyché, « manifeste l’esprit ».

Toutes les substances psychédéliques ont en commun cette dimension de « révéler » à l’expérimentateur, d’une certaine manière, les dimensions cachées (ou inconscientes) de son esprit, ainsi que de provoquer, à des degrés divers, des « états modifiés de conscience », pouvant faire apparaitre des modifications du cours de la pensée (« délire ») et/ou des perceptions (« illusions » ou « hallucinations »).

Ces substances sont pour la plupart des sérotoninergiques « stricts » (comme le LSD, la psilocybine, les tryptamines de l’ayahuasca (Psychotria viridis ou chacruna), ou « serotonino-cathécholaminergiques » (comme les phénylethylamines, telles la mescaline, la MDMA, le 2-CB, le DOI, le DOM et le DOB…), mais elles peuvent aussi interférer avec les récepteurs d’autres neuromédiateurs : citons la kétamine, antagonistes des récepteurs NMDA pour, la Salvinorine A de la « Sauge des devins » (Salvia divinorum), agonistes des récepteurs kappa-opioïdes, les inhibiteurs des monoamines oxydases comme l’harmaline de l’ayahuasca (Banisteriopsis caapi), ou de la Peganum harmala[5]

La découverte des qualités hallucinogènes du LSD par Albert Hofmann tient à une circonstance accidentelle, alors qu’il travaillait sur des substances dérivées de l’ergot du seigle, dans les laboratoires Sandoz dirigés par le Professeur Stoll. Tout le monde connaît la fameuse histoire du trip sur la bicyclette, qui se termina dans le fossé sur le chemin antre son laboratoire et son domicile.

Les expérimentations scientifiques concernant le LSD débutent alors un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, dans les années qui suivirent l’article princeps de Werner Stoll, jeune psychiatre fils du directeur du Laboratoire Sandoz dans lequel Hofmann avait réalisé la synthèse du LSD ; Werner Stoll fut le premier à proposer, en 1947, l’utilisation du LSD pour traiter des « névroses ». Il commença ses expérimentation avec le LSD en ingérant lui-même 60 microgrammes, soit un quart de la dose exagérée qu’avait absorbé Albert Hofmann (25O microgrammes lors de son 1er « trip » volontaire, une fois la molécule identifiée et synthétisée de façon scientifique, en 1943. Dès cette époque, des doses maximum de 100 microgrammes étaient préconisées par la plupart des psychiatres et autres expérimentateurs.

Jusqu’à la fin des années 50, dans les services de psychiatrie, chacun y va alors de son récit, ou de celui des élèves et collaborateurs que l’on a entraînés dans l’aventure. Une étude rétrospective concernant l’expérimentation médicale du LSD en Californie[6] entre 1955 et 1961, totalise, sur l’ensemble des cobayes, 24 % de médecins et psychologues…

En France, à la même époque, quelques psychiatres expérimentèrent également le LSD, essentiellement à l’Hôpital psychiatrique Sainte Anne à Paris, autour du laboratoire de psychophysiologie et de psychothérapie du Professeur Soulairac[7] : on peut citer le Professeur Jean Delay, et le Dr Claude Olivenstein, fondateur et ancien directeur de l’Hôpital Marmottan qui fit sa thèse, alors qu’il était interne à Sainte Anne, sur la prescription de LSD à des patients alcooliques, schizophrènes ou retardés mentaux.

Le LSD-25, synthétisé par Sandoz, et distribué sous le nom de Délysid® a alors été largement disponible jusqu’en 1966, en Europe, et aux USA, dans des laboratoires de recherche médico-psychologiques universitaires, et des services de psychiatrie.

Un certain nombre d’articles de presse popularisèrent ensuite ces expérimentations menées dans les campus universitaires américains, avec en particulier l’exemple de Timothy Leary, et l’usage du LSD se répandit alors à large échelle dans les années 60.

Selon Grinspoon et Bakalar[8], le mouvement psychédélique prit de l’ampleur en réaction au conventionnalisme social des années cinquante. En réponse à la crise existentielle, et aux philosophies de « l’absurde », ce mouvement mettait le mysticisme à la portée de tous. Dès 1955, Huxley parlait de « la jeunesse d’une nation, bien nourrie et métaphysiquement affamée, en quête de visions sacrées, et utilisant la seule méthode qu’elle connaisse : les drogues ».[9]

Bien que le mouvement psychédélique ait représenté la convergence de plusieurs courants et que Timothy Leary ait été le plus près de les unifier, il semble avoir essentiellement comporté deux tendances :

– La première est incarnée par Leary. Il était un psychologue faisant une brillante carrière universitaire, qui le conduisit à Harvard en 1958. Il était également un des protagonistes de l’analyse transactionnelle d’Eric Berne, qui considère les rapports sociaux comme des jeux de rôle. Lors d’un voyage au Mexique au cours de l’été 1960 il fit l’expérience d’ingérer des champignons hallucinogènes et lança, en rentrant aux USA, avec l’aide de Richard Alpert, un psychiatre plus connu aujourd’hui sous le nom de Baba Ram Dass, un projet de recherche sur la psilocybine, qui venait tout juste d’être synthétisée par Hofmann. L’année suivante, ils essayèrent tous les deux le LSD. »

L’importance personnelle qu’ils attribuèrent à leur expérience les conduisit, en 1962, à créer l’International Federation for Internal Freedom, dont le but était de permettre à chaque individu d’atteindre à une meilleure conscience de son système nerveux. L’année suivante, ils furent exclus de Harvard, et la persécution du mouvement psychédélique débuta.

Leary alla vivre à Millbrook, sur une propriété mise à sa disposition dans l’état de New York, et cet endroit devint une sorte de modèle du genre de vie psychédélique. Les autorités américaines n’eurent de cesse « d’empêcher » de nuire, c’est à dire de persécuter très officiellement les principaux chantres de l’utilisation des hallucinogènes. Leary finit par être arrêté pour possession de marijuana et se retrouva en prison.

Le message de Leary était un mélange de critique de la société, d’hédonisme avéré, de religion orientale… D’après Leary, fonder sa religion personnelle était devenu, de nos jours, la seule chose importante.[10] Dans le même temps le refus de la guerre au Vietnam animait de très nombreux étudiants de la majorité blanche dominante, au grand dam de leurs parents, et des autorités américaines, et ces étudiants s’adonnaient à la consommation de la marijuana, puis du LSD.

– pendant ce temps là, une autre tendance du mouvement psychédélique se regroupait sur la côte ouest des Etats-Unis, autour du romancier Ken Kesey[11]. Ce groupe mettait l’accent sur « les musiques tonitruantes, les motos et la technologie rutilante, les couleurs scintillantes, les vêtements excentriques, et les comportements provoquants à l’image du groupe des Merry Pranksters. Ils considéraient Leary un peu comme un bourgeois[12]. Ce groupe fut à l’origine de l’art psychédélique[13] particulièrement au plan pictural, et au plan musical, avec des groupes comme le Grateful Dead.

– Le mouvement psychédélique comportait encore bien d’autres tendances et bien d’autres personnalités, comme le poète Allen Ginsberg, le théologien Allan Watts [14] et de nombreux artistes et musiciens. Il comportait également des individus dangereux et pathologiques comme Charles Manson, et des éléments antisociaux comme certains groupes de « Hell’s Angels ».

Ceux qui suivirent cette idéologie faite à la fois du refus de la société américaine existante (« Nous sommes ces gens contre lesquels nos parents nous ont mis en garde », N. von Hoffman, 1968), de recherche d’un nouveau mode de vie et d’une nouvelle éthique, constituèrent les hippies.

Se proclamant les successeurs des philosophes cyniques, ou des premiers chrétiens, des gnostiques ou des chamans, et les héritiers de H.D. Thoreau et de Saint François d’Assise, ils invoquaient la tradition orientale : le zen, le yoga, le tantrisme, le soufisme, le bouddhisme, le taoïsme, etc. » Ils se référaient également au philosophe suisse Hermann Hesse, et à ses écrits sur les processus initiatiques, et le voyage en Orient. »

Puis le mouvement, à partir de 1969, commença à se désagréger, et l’éclatement, selon Grinspoon et Bakalar, s’effectua dans quatre directions :

  • la drogue, c’est-à-dire les amphétamines et les opiacés,
  • la lutte politique, qui prit un caractère plus ou moins radical selon les personnes et selon les époques,
  • la marijuana, accompagnant le retour à une existence plus ou moins conventionnelle, qui semble avoir été la solution de beaucoup;
  • enfin, la méditation, et les différentes formes prises aujourd’hui par la recherche d’un développement personnel de type mystique (le « New Age ») ».

A cette même époque, et là, les « faits » sont beaucoup plus confidentiels, les expérimentations des services de recherche chimique de l’armée américaine ont été essentiellement constituée d’expérimentations sur des volontaires (cf « La Chèvre du Président »), et de façon beaucoup plus perverse, sur des soldats « non informés » (comme dans le cadre du projet MK-Ultra) ; ces expérimentations participèrent grandement à la relation par la presse d’effets délétères provoqués par le LSD, et à sa condamnation définitive par le gouvernement américain en 1962.

Par la suite, face à l’expansion massive de la consommation de drogues psychédéliques par le mouvement hippie, le LSD, la mescaline et la psilocybine ont été classés en 1966 sur la liste 1 des stupéfiants, et toute recherche officielle a été interdite dans les Universités et les centre de recherche neurobiologiques et psychologiques au début des années 70.

 

Les thérapies psychédéliques ont ainsi connu leur première phase d’expérimentation durant les années 1950, puis leur « interdiction » officielle aux décours des années 1960, dans le cadre d’une prohibition générale et mondiale des drogues ; ce n’est qu’au milieu des années 1990 que l’on a assisté à leur « renaissance » et, plus encore aujourd’hui, depuis une décennie.

Alors que l’abord des substances psychédéliques est aujourd’hui essentiellement « scientifique », neuro-bio-physiologique, le lien avec la dimension d’auto-expérimentation par les psychiatres et thérapeutes, même si elle n’est plus « princeps », comme au siècle dernier, lorsque cette auto-expérimentation était « consubstantielle » au développement des thérapies psychédéliques, ne cesse d’interroger.

Et sur ce plan, on assiste aujourd’hui à la constitution d’une sorte de « clivage », entre :

  1. Tout d’abord, l’utilisation des substances « hallucinogènes » comme « médicaments », qui tend à se développer plus facilement, tels l’utilisation de la kétamine comme « antidépresseur d’action rapide», ou de certains cannabinoïdes (en particulier le CBD) comme « tranquillisants ». Dans ce cas de figure, l’auto-expérimentation ne semble plus vraiment constituer un « critère de vérité ».
  2. Ensuite, une approche, légèrement différente, qui vise à traiter des « dépressions», et des « addictions » dans un cadre d’utilisation clairement associé à un processus psychothérapique, même si le discours est aujourd’hui basé sur les capacités « pharmacologiques » de ces substances à agir sur les synapses neuronales via le système sérotoninergique, et leurs interactions avec les autres systèmes neurobiologiques, les systèmes endocannabinoïdes, NMDA, GABA, dopaminergique…). Il s’agit là du champ de recherche dans lequel la question de la « connaissance intime » de l’effet de la substance, par le thérapeute, est timidement remis en avant.

Ces deux approchent conduisent aujourd’hui à un début de polémique, entre les anciens (cf le texte récent de Peter Webster « Psychedelic Elephant »[15], se référant aux considérations d’auteurs psychodynamique tels Huxley, Watts, Grof…), et les « modernes » (en particulier les chercheurs londoniens de l’équipe de Robin Carhart Harris, David Nutt et David Erritzoe…[16]).

  1. Et enfin, une « troisième dimension », celle de l‘utilisation de substances considérées en tant que « enthéogènes-entactogènes », dans le cadre d’un « accompagnement des psychothérapies », que ce soit dans le cadre des prises en charge des PTSD (et on retrouve là le « cannabis thérapeutique » et le CBD, ainsi que la MéthylèneDioxyMethAmphétamine (MDMA ou ecstasy), qui vient d’obtenir en juillet 2019, en Israël, son statut officiel de médicament dans cette indication), ou bien dans l’accompagnement à la « fin de vie ».

C’est dans les suites des premières expérimentations de Charles Grob à l’UCLA à partir de 1994, tout autant sur la fin de vie que vis à vis de la prise en charge des PTSD, que le MAPS œuvre, depuis plus de 20 ans, à la reconnaissance officielle de l’intérêt de ces deux substances, cannabis et MDMA dans ces indications. La Beckley Foundation en Angleterre, et le Heffter Institute travaillent également dans le même sens, avec l’ensemble des substances psychédéliques. Ces associations et instituts financent la plupart des recherches universitaires actuelles, et constituent la « passerelle historique » entre les premières expérimentation datant du 20e siècle, et les recherches actuelles.

 

Il est clair que le « système de pensée » de la « psychiatrie biologique » est en train de « recouvrir » dans une large mesure, la dimension « expérimentale » des psychothérapies assistées par les psychédéliques, dans lesquelles la dimension de « transformation psychique » formate le processus thérapeutique ; la dimension pharmacologique étant, elle, considérée comme « adjuvante », ou « facilitatrice » de cette dimension de travail psychique.

(…)

Utilisation des substances psychédéliques en thérapeutique