Entre confinement et répression : comment les usagers de cannabis se sont organisés, Raphaël Carrez & Fabienne Lopez, 2020

 

Introduction

L’association Principes Actifs milite pour la reconnaissance légale de l’usage thérapeutique du cannabis en France depuis sa création en 2009. Nous fournissons conseils et informations aux personnes atteintes d’affections diverses qui nous contactent. En 2014, nous avons mis en place des « ateliers de réduction des risques cannabis » à destination des structures d’addictologie, des professionnels de santé et des associations de patients, afin de présenter l’usage thérapeutique dans toutes ses spécificités. L’association participe depuis fin 2019 au comité de pilotage instauré par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) pour l’expérimentation du cannabis à visée thérapeutique, qui débutera en janvier 2021 pour une durée de deux ans maximum et concernera seulement 3 000 patients.

Mais en France, le nombre de personnes faisant un usage thérapeutique du cannabis est évalué à 300 000 par l’ANSM et même à 700 000, voire 1 million, par les associations de patients .

Déjà soumis aux effets de la prohibition, ces usagers ont subi aussi les conséquences de l’épidémie de SARS-CoV-2. Comment ont-ils assuré leur approvisionnement pendant une telle crise sanitaire ?

Impacts du confinement sur les modes d’approvisionnement

Notre association a décidé, dès l’annonce de l’instauration du confinement en Italie fin février, de faire le point sur les traitements à disposition des adhérents (cannabis à vaporiser, gélules, teinture-mère…) pour aborder sereinement la période à venir. Seuls trois membres ont eu besoin d’être aidés et nous nous sommes organisés avant la fermeture des bureaux de Poste. Bertrand Rambaud, fondateur de l’Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine (UFCM-I-Care), nous a signalé avoir procédé de la même façon au sein de son association.

Nous aidons et conseillons nos adhérents pour qu’ils s’investissent, dans la mesure de leurs capacités, dans l’autoproduction raisonnée. Une solution qui séduit bien au-delà des associations, lorsqu’on remarque l’engouement croissant pour la culture personnelle de cannabis en France depuis ces dix dernières années. Selon le Baromètre santé 2017 de Santé publique France, environ 7 % des usagers de cannabis auraient eu recours à l’autoproduction, soit entre 150 000 et 200 000 personnes, et vraisemblablement plus aujourd’hui comme le laissent à penser l’augmentation du nombre de boutiques spécialisées en ligne, des sites et forums d’entraide, ainsi que l’essor du secteur commercial de la culture de plante indoor : de 2005 à 2016, le nombre de growshops est passé d’une soixantaine à plus de 300 [2]

Mais la culture personnelle n’est pas incompatible avec le recours au marché noir, parce que l’autoproduction ne permet effectivement pas de subvenir entièrement aux besoins individuels de la plupart des cannabiculteurs : selon le Baromètre santé 2017, moins de la moitié y parviendraient, ce qui expliquerait chez beaucoup d’usagers quotidiens et réguliers la coexistence de la culture et de l’achat comme modes d’approvisionnement privilégiés [3]

L’entraide

Certains patients ont ainsi la possibilité de se fournir chez des autoproducteurs qui cultivent à des fins récréatives. Lorsque la relation de confiance entre acheteur et vendeur est bien établie, les planteurs acceptent souvent de cultiver les variétés spécifiques souhaitées par les patients.

Bien évidemment, quand il faut une attestation de déplacement dérogatoire avec une raison valable de sortir de chez soi [4] tout devient plus compliqué, mais de nombreux patients ont anticipé en faisant des réserves.

Lieux de vente en extérieur

Un grand nombre de patients se fournissent sur le marché clandestin français. Or celui-ci a été bouleversé par le confinement, qui a d’abord provoqué une importante désorganisation, voire une « sidération » chez les trafiquants, selon l’office anti-stupéfiants (OFAST, ex-OCRTIS), qui estime une baisse des trafics de 30 à 40 %. Dix jours de stocks ont ainsi précédé une « pénurie » qui s’est traduite par une augmentation « massive » des prix (en gros comme au détail), de 30 à 60 % pour le cannabis [5]

À Paris, la police note que « le niveau des commandes s’effondre de -90 % ». La plupart des consommateurs ont diminué leurs achats en raison de l’obligation de rester chez soi, ainsi que « de la baisse de leur vie sociale […] et de la fermeture des établissements de nuit » [6]

Mais les usagers de cannabis, thérapeutique ou récréatif, habitués à vivre dans l’illégalité, sont généralement prévoyants et organisés. Dès la veille du confinement, nous avons pu ainsi observer de longues files d’attente sur certains lieux de vente en Seine-Saint-Denis (93). Et pendant le confinement, nous avons constaté la persistance de la vente illégale de cannabis dans ces lieux, ce qui nous a été confirmé par de nombreux usagers récréatifs ; surtout dans les sites d’approvisionnement (spots) très structurés et organisés, proches des grossistes, qui ont eux-mêmes continué la vente et assuré la livraison. Inversement, les nombreux petits revendeurs, beaucoup moins structurés, plus isolés, ont été très rapidement en rupture de stock. L’OFAST explique en effet que les trafiquants disposant de contacts directs à l’étranger et d’une capacité de stockage en France « sont aujourd’hui en position de force », capables d’acheter en gros ou semi-gros et prendre les parts de marché des groupes isolés et revendeurs indépendants [7]. Car toute la logistique des trafics s’est rapidement réinventée face à la crise et la police reconnaît la grande ingéniosité des trafiquants pour garantir approvisionnement et vente : « Face aux difficultés d’acheminement du cannabis de l’étranger par voie terrestre, nombre de trafiquants se réorientaient vers la culture indoor sur le territoire national », observe Samuel Vuelta-Simon, chef adjoint de l’OFAST [8]Et au plus près des zones urbaines de consommation, pour diminuer les risques et les coûts liés à la logistique du transport. L’OFAST constate ainsi une augmentation de l’autoproduction (saisies en 2019) tant au niveau des particuliers que des « cannabis factories », plantations de centaines ou de milliers de pieds [9]

Pour maintenir les ventes, vive l’« ubérisation » du cannabis !

Internet et réseaux sociaux

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