Drogues. Vers un nouveau monde, Bertrand Leibovici, 2021

Drogues. Vers un nouveau monde

Bertrand Leibovici (Lebeau)

Editions L’Esprit Frappeur, 2021, 308 pages.

 

Préface

Professeur Amine Benyamina

J’ai rencontré Bertrand Leibovici Lebeau il y a une vingtaine d’années. Je savais qu’il avait milité avec ardeur, dans les années 90, pour la réduction des risques liés à l’usage de drogues et pour les traitements de substitution opiacés. Et qu’il soutenait les usagers de drogues organisés dans des groupes d’autosupport.

Mais j’ignorais alors qu’il voulait promouvoir les utilisations thérapeutiques du cannabis puis celles des psychédéliques. Lorsqu’il dit que les drogues illicites ont été, sont ou seront des médicaments, il ne se contente pas de l’affirmation mais veut mettre en œuvre cette maxime.

Comme addictologue, il est bien placé pour savoir que les drogues peuvent provoquer des dommages mais elles peuvent aussi se révéler d’une grande utilité. Bref, il ne suffit pas d’affirmer que « la drogues, c’est de la merde ». L’affaire est un tout petit peu plus compliquée…

J’ai découvert autre chose concernant Bertrand : c’est, dans le meilleur sens du terme, un autodidacte, passionné par l’Histoire, le Droit, la géopolitique. Le médecin a consacré l’essentiel de son temps à prendre en charge des personnes qui veulent diminuer ou cesser des consommations à la fois lourdes et pérennes.

Mais le citoyen, lui, s’intéresse aux politiques de drogues. Son livre est un plaidoyer pour des politiques moins contre-productives et une critique acerbe de la prohibition punitive. Il rejoint, en cela, un courant qui ne cesse, depuis 20 ou 30 ans, de monter en puissance devant un désastre qui n’est pas seulement de santé publique mais aussi de sécurité publique.

Il suffit de songer à la violence qui règne dans un pays comme le Mexique autour du trafic de cocaïne ; une violence qui fait des dizaines de milliers de morts tandis que la corruption mine les fondements mêmes de la démocratie et de l’Etat de droit.

A l’avenir, il faudra aussi se méfier du danger inverse et que vient illustrer la tragique crise américaine des opioïdes. Car elle a commencé, via la prescription médicale, par une explosion de l’offre de médicaments comme l’oxycodone, que de grands laboratoires promouvaient par tous les moyens, y compris la corruption de certaines élites médicales. Lorsque des drogues, comme les opioïdes, font l’objet d’un commerce mû par la seule âpreté au gain et reposant sur le mensonge, ce peut être aussi une catastrophe.

Des politiques de drogues efficaces et respectant les Droits de l’Homme doivent accorder une place éminente à la réduction des risques et à la santé publique. Et elles doivent éviter deux écueils inverses : la prohibition punitive d’une part, un modèle sans régulation de vente et d’achat, de l’autre.

Le grand mot, on l’aura compris, c’est : régulation. Bertrand Leibovici explore cette question dans la seconde partie de son livre. Persuadé que les bonnes politiques doivent être construites groupes de substances par groupes de substances, il consacre un chapitre au tabac, à l’alcool, aux opiacés, au cannabis, aux psychédéliques et, enfin, aux stimulants. La première partie, elle, est consacrée aux usages de drogues, à la réduction des risques et à l’addictologie.

Ce livre, nous avons tous rêvé de l’écrire mais c’est Bertrand qui l’a fait. Il est d’autant plus légitime qu’il est à la fois un acteur de cette histoire et un conteur hors pair. Je savais qu’il écrivait bien pour l’avoir lu de nombreuses fois mais le découvrir dans un recueil de plusieurs centaines de pages est un véritable régal.

J’espère que son livre saura intéresser un large public et qu’il aidera à faire avancer l’idée qu’une profonde réforme des politiques de drogues est un enjeu majeur et urgent.

 

Introduction

« La drogue, c’est le crime ! ». C’est le crédo qui fonde la politique mondiale des drogues et que résume l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC). Comment contester d’ailleurs l’omniprésence des organisations criminelles dans le trafic de drogues !

Il s’agit, en réalité, d’une confusion majeure entre drogues et prohibition des drogues. D’après le politiste américain Ethan Nadelmann, qui plaide pour une réforme des politiques de drogues, le plus grand obstacle au changement est cette confusion entre les problèmes qui découlent de l’abus de drogues en soi et ceux qui découlent des politiques prohibitionnistes (NOTE psychoactive drugs…, p. 34-35). Si les drogues sont aux mains des mafias, c’est parce qu’elles ont été interdites.

Est-ce à dire que la légalisation serait la réponse à tout ? Cela dépend des substances. Prenons l’alcool par exemple. Toutes les classifications récentes présentent l’alcool comme l’une des drogues les plus dangereuses tant pour la santé des individus que pour la société (bagarres, violences intrafamiliales, accidents de la route, accidents de travail…). Il faut donc l’interdire. C’est ce qu’ont tenté certains pays comme la Russie (1914-1925) ou la Finlande (1919-1932). Mais la prohibition de l’alcool est d’abord américaine.

Les Etats-Unis votent la prohibition de toute boisson alcoolique en 1919 après un long processus (l’Etat du Maine interdit l’alcool dès 1851). Dans les années qui suivent les complications chroniques liées à l’alcool diminuent fortement et les lits d’hôpitaux se vident. Le remède est pourtant pire que le mal : le crime organisé s’empare de ce nouveau marché tandis que toutes sortes d’alcools frelatés provoquent des complications aigues : décès, cécités, maladies neurologiques. Quinze ans après, en 1934, la prohibition est abolie. Il est vrai qu’après la crise de 1929, l’Etat a cruellement besoin de taxes…

La situation actuelle peut se résumer facilement : c’est la prohibition de l’alcool mais à l’échelle de la planète et pour un nombre grandissant de substances.

Les arguments des partisans et de la prohibition et ceux des adversaires n’ont pas beaucoup changé depuis un siècle. Pour les premiers, les drogues sont des poisons de l’esprit et doivent être interdites « quoi qu’il en coûte ». Pour les seconds, cette interdiction est impossible à mettre en œuvre et a des effets pervers dévastateurs.

Si les arguments n’ont pas changé, la situation, elle, s’est profondément transformée. Jamais la demande de drogues illicites n’a été aussi importante qu’il s’agisse de cannabis, de cocaïne ou de stimulants. Jamais le crime organisé n’a été aussi puissant. Jamais les incarcérations de masse et les désastres de santé publique n’ont été aussi patents. La prohibition, dit Nadelmann, est « accro à l’échec » (NOTE « Addicted to failure », Foreign Policy, juillet 2003) !

Mais le fond de l’air est au changement. La légalisation du cannabis récréatif en Uruguay, au Canada et dans une quinzaine d’Etats américains n’y est pas étrangère. Une plante, le cannabis, « classée » comme drogue illicite en 1925, passe à l’ennemi et (re)devient légale. Ces nouvelles politiques en matière de cannabis, pour spectaculaires qu’elles soient, ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Des transformations moins visibles ou plus souterraines sont à l’œuvre. Citons-en quelques-unes. L’épidémie de sida parmi les injecteurs de drogues a, dès le milieu des années 80, montré que les questions de drogues (avec un « s ») sont aussi, ou plutôt sont d’abord, des questions de santé publique. C’est ainsi qu’est née une nouvelle conception, un nouveau « paradigme » : la réduction des risques et des dommages (RdR). On peut la définir d’un mot : la RdR vise d’abord à diminuer les conséquences négatives liées à l’usage de drogues (par exemple, en permettant aux injecteurs d’avoir accès à des seringues propres pour se protéger du virus du sida) plutôt qu’à se donner comme premier objectif la diminution de l’usage lui-même. Une telle inversion des priorités a des conséquences considérables sur la conception que l’on se fait des bonnes politiques en matière de drogues. Paradoxe : la RdR a obtenu des résultats remarquables là où elle a été mise en œuvre mais l’opinion publique ne le sait pas.

La prohibition n’est pas tombée du ciel. Elle a de profondes racines historiques qui remontent aux guerres de l’opium du XIXème siècle qui voient la Chine humiliée plier sous le joug des puissances impérialistes de l’époque, la Grande Bretagne aidée par la France. A quoi s’ajoute la grande vague de puritanisme qui triomphe aux Etats-Unis et dont la prohibition de l’alcool est un parfait exemple. Il s’agit d’une entreprise inédite dans l’histoire : éradiquer partout sur la terre des substances considérées comme des poisons de l’esprit. Si certaines plantes, le pavot, le cannabis, le cocaïer, accompagnent l’humanité depuis des temps immémoriaux, les principes actifs que la chimie devient capable d’en extraire, la morphine, la cocaïne, n’ont pas d’usages sociaux. Et il faut protéger les hommes de ces fléaux.

La prohibition des drogues a aujourd’hui cent ans et c’est une politique mondiale. Son but est de parvenir à une société sans drogues en interdisant la production, la distribution et, bien souvent, la consommation de substances considérées comme dangereuses pour la santé. Pendant plusieurs décennies, disons des années 1920 aux années 1960, ce but semblait sinon atteint en tout cas en voie de l’être. Mais, dès l’origine, un tel projet avait pour conséquence le renoncement à toute forme de régulation et la création d’un marché clandestin aux mains de groupes criminels. A partir du milieu des années 60, la consommation de nombreuses drogues interdites a commencé à augmenter jusqu’à atteindre des niveaux d’usage considérables. Conséquence : les groupes criminels sont chaque jour plus riches et plus puissants. Les deux « externalités négatives » les plus lourdes de la prohibition, la violence et la corruption, gangrènent des sociétés entières. Un pays comme le Mexique, ravagé par les fameux cartels, en est un parfait et effrayant exemple. En France, la situation n’est pas comparable mais les règlements de compte avec des armes à feu sur fond de rivalités liées au trafic de drogues se multiplient de façon inquiétante.

Lorsque furent organisées, à partir du début du siècle dernier, les premières conférences internationales visant à mettre en œuvre un Régime Global de Prohibition des Drogues (RGPD), il fut admis que deux critères devaient entrer en ligne de compte : d’une part la dangerosité d’une substance donnée, d’autre part l’existence ou pas d’utilisations thérapeutiques. La morphine, issue de l’opium, fut certes considérée comme dangereuse à cause de la dépendance physique qu’elle peut provoquer ainsi que du risque de surdose mortelle. Mais elle ne fut pas interdite car elle était sans équivalent pour soulager les douleurs de forte intensité. Sa prescription médicale fut néanmoins strictement encadrée. A l’inverse, la cocaïne, d’abord utilisée comme anesthésique local, fut rapidement remplacée par des produits (xylocaïne, lidocaïne…) qui n’avaient pas de propriétés psychoactives. Exit ou presque de la cocaïne médicale dès le début du XXème siècle.

Mais dès 1925, le cannabis est interdit. Et, quelques décennies plus tard, il en sera de même des psychédéliques (LSD, psilocybine…) puis de la MDMA (la plus psychédélique des amphétamines et principe actif de l’Ecstasy) dans la convention de 1971. Or le potentiel thérapeutique tant des cannabinoïdes que des psychédéliques et de la MDMA est considérable. Comment sortir de cette impasse ?

Reste le bilan de la prohibition. Même les prohibitionnistes convaincus ont de plus en plus de mal à le défendre. Le pouvoir des groupes criminels est tel qu’il devient un danger pour la démocratie. Ils utilisent des enfants pour faire prospérer leurs affaires, liquident les journalistes trop curieux, corrompent des gouvernements. Ainsi, en Afrique de l’ouest, devenue la tête de pont de la cocaïne en provenance de Colombie, du Mexique ou du Brésil, la corruption mine de nombreux Etats et ce, jusqu’au sommet du pouvoir. Les sommes colossales issues du trafic peuvent servir à alimenter le terrorisme et/ou le trafic d’armes. Enfin, les paradis fiscaux ruinent toute possibilité de lutter contre l’argent sale. Quant aux usagers, ils sont les premières victimes de la « guerre à la drogue » qui, dans les faits, est une guerre aux drogués.

Il ne s’agit pas de légaliser toutes les drogues ni d’en faire des marchandises comme les autres. Les dérivés du Fentanyl, un opioïde surpuissant qui a provoqué des dizaines de milliers de morts en Amérique du Nord ou la méthamphétamine, un stimulant largement utilisé en Asie et sur la côte ouest des Etats-Unis, n’ont pas vocation à être mis en vente dans les supermarchés. En revanche, le cannabis et la feuille de coca pourraient être légalisés de même que les utilisations thérapeutiques des psychédéliques puis leurs utilisations récréatives. Il s’agit donc de déconstruire prudemment et d’évaluer. Tout en donnant la priorité à la santé publique et aux droits de la personne. Il serait très dommage, la loi du balancier aidant, que la prohibition laisse place au business as usual du capitalisme marchand avec promotion par la publicité et conquête du marché par de puissants groupes tandis que les Etats engrangeraient de substantielles taxes. Ce modèle a été, et reste bien souvent, celui du tabac et de l’alcool. Et on sait où il a mené.

Le grand militant et théoricien marxiste Antonio Gramsci était convaincu que la victoire politique n’était possible que précédée par l’hégémonie culturelle. Les mouvements qui prônent une réforme profonde des politiques de drogues n’en sont pas encore là. Mais leur voix se fait désormais entendre et l’idée qu’il existe des alternatives à la situation désastreuse qui prévaut, cette idée fait son chemin.

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