Comment l’Afrique a transformé l’usage du cannabis, Vincent Hiribarren, 27 octobre 2019, Libération

Comment l’Afrique a transformé l’usage du cannabis

Vincent Hiribarren 27 octobre 2019

(mise à jour : 27 octobre 2019)

Libération.fr

Chris S. Duvall dans son livre The African Roots of Marijuana (Duke University Press, 2019) dessine à grands traits l’histoire du cannabis à l’échelle de l’Afrique entière jusqu’au début du XXe siècle. Une question difficile tant elle nous invite à réfléchir sur les imaginaires que nous avons sur cette plante et ses usages. Comment ne pas éviter les sempiternels débats causés par la question de la légalisation du cannabis en France ? L’auteur qui travaille aux États-Unis ne fuit pas la question non plus en s’adressant au public américain pour qui les débats sur le cannabis n’ont jamais tari alors même que de plus en plus d’États américains en légalisent l’usage sous différentes modalités.

Pourquoi l’Afrique en particulier ? L’auteur nous invite à considérer la manière dont le cannabis a longtemps été associé aux Noirs aux Etats-Unis. Le lien avec l’histoire de l’esclavage est net. Repenser le lien entre cannabis et Afrique en devient ainsi logique. Duvall espère donc ainsi démontrer que nombre de préjugés sur cette plante sont liés à l’histoire des États-Unis et révèlent en filigrane l’origine des relations entre populations blanches et noires du pays. Pour parler du cannabis aux Etats-Unis, il faut parler d’esclavage transatlantique. Pour parler d’esclavage, il faut parler de l’Afrique.

Le cannabis est l’une de ces plantes qui a traversé l’Atlantique dans les navires européens qui transportaient des esclaves africains. L’auteur choisit de se focaliser sur le cannabis indica, l’espèce du cannabis connue pour ses effets psychoactifs et n’évoque finalement que très peu l’utilisation commerciale du chanvre pour fabriquer les cordages des navires. Ce livre ne se focalise donc pas sur la façon dont cette plante (sous toutes ces formes) est devenue une marchandise globale. L’auteur se concentre sur les sources qui parlent de cette plante et de ses usages jusqu’au début du XXe siècle. Il n’a pas fait d’étude sur le terrain ni ne cherche à exagérer l’usage de cette plante. Il se limite à des sources pour la plupart écrites et déjà publiées.

Le cannabis tire ses origines de l’Asie du Sud au sens large et aurait circulé à partir du XVIIe siècle (et peut-être avant) sur les rives africaines de l’océan indien. En témoigne la circulation du mot hindi « bhang » dans la langue swahili sous différentes formes. Madagascar dont de nombreux habitants sont arrivés depuis l’Asie du sud-est actuelle auraient apporté avec eux cette plante bien plus tôt. Les pollens de la plante retrouvés en abondance sur l’ile montrent que le cannabis y était présent depuis le IXe siècle. L’analyse linguistique fait ici place à l’histoire environnementale pour mieux reconstruire l’histoire du cannabis en Afrique.

L’arrivée du cannabis sur le continent africain va transformer son utilisation. Pipes à eau ou pipes pour fumer de l’herbe existaient déjà sur le continent. Assez logiquement, la pratique de fumer de l’herbe s’étend alors au cannabis. À la différence de son usage en Asie du Sud, c’est en Afrique que le cannabis va être fumé, ce qui a pour effet de libérer ses substances psychoactives beaucoup plus rapidement. C’est cette façon d’utiliser les substances psychoactives du cannabis qui est aujourd’hui la plus répandue sur la planète. Si la plante vient bien du sous-continent indien, la façon d’en tirer ses substances psychoactives provient d’Afrique. L’auteur propose donc une histoire technique et culturelle du cannabis en Afrique.

Reconstruire les routes de la diffusion du cannabis reste difficile mais Duvall en voit deux essentielles La première correspond au monde musulman. Commerce et pèlerinage à la Mecque auraient facilité la circulation de cette plante. C’est ainsi que le cannabis sous toutes ses formes s’est répandu jusqu’en Afrique du nord et dans le bassin méditerranéen. La deuxième voie est plus difficile à suivre. Peut-être le cannabis a-t-il parcouru les routes commerciales déjà existantes en Afrique australe et centrale pour finir par traverser le continent d’est en ouest entre les XVe et XVIIIe siècles ? Quoiqu’il en soit, la plante atteint les rives de l’océan atlantique alors que le commerce européen des esclaves fonctionne à plein régime.

Cette étape est cruciale puisque le cannabis traverse l’Atlantique avec les esclaves africains. Peut-être les graines ont-elles été emportées par les esclaves eux-mêmes ? Peut-être le cannabis a-t-il voyagé avec toutes les plantes qui ont fait partie plus largement de l’échange colombien ? Encore une fois, le manque de sources ne permet pas à l’auteur d’être catégorique. La relation entre le travail forcé des esclaves africains et le cannabis reste à explorer. Tout comme en Afrique pendant la période coloniale, la plante avait alors pour réputation de prolonger les heures de travail des personnes qui la fumaient.

Etudier le cannabis revient donc à analyser la façon dont une plante a conquis la planète pendant ces cinq derniers siècles. L’auteur utilise une combinaison de sources littéraires, linguistiques et archéologiques tout aussi diverses que clairsemées. Son argument est sans aucun doute fascinant mais il faudra beaucoup plus d’études précises pour comprendre le voyage et le succès de cette plante. Pourtant cette étude qui manque de détails nous montre que l’histoire des relations entre humains et plantes reste encore à explorer dans de nombreuses parties du continent africain. L’histoire environnementale a encore de beaux jours devant elle.