Projet de circulaire d’orientation de la politique pénale en matière d’usage thérapeutique du cannabis et de ses dérivés, Yann Bisiou, L630, 2020

Projet de circulaire d’orientation de la politique pénale en matière d’usage thérapeutique du cannabis et de ses dérivés

Présentée par Yann Bisiou, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Montpellier III et président de L630 le mercredi 26 février à l’occasion des auditions de l’Assemblée Nationale.

yann.bisiou@univ-montp3.fr

Circulaire interministérielle, Justice/Santé/Intérieur/Économie, adressée aux procureurs de la République et présidents de juridictions et, pour information, aux ARS et services de police, gendarmerie et douanes.

 

Exposé des motifs

Les questions de santé publique liées aux drogues évoluent rapidement. Une des évolutions marquantes est la redécouverte de l’intérêt du cannabis dans la prise en charge de certains malades. Plusieurs pays en Europe et dans le monde admettent ainsi depuis quelques années la prescription de cette plante dans le traitement de diverses pathologies ou symptômes. Dans un rapport récent, l’OMS recommande de retirer le cannabis du tableau IV de la Convention Unique de 1961 sur les stupéfiants au motif que la plante n’est pas dénuée d’intérêt thérapeutique (WHO Technical Report Series, n°1018, 2019, p.41).

En France, plusieurs médicaments issus du cannabis bénéficient déjà d’une Autorisation de mise sur le marché (sativex®, epidyolex®) ou d’une Autorisation Temporaire d’Utilisation (marinol®), mais l’accès à ces traitements reste difficile, voire impossible. Le législateur a souhaité faciliter l’utilisation thérapeutique de la plante de cannabis et, par l’article 43 de la loi n°19-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale, a prévu que l’État puisse autoriser, à titre expérimental pour une durée de 2 ans, l’usage médical du cannabis sous la forme de produits répondant aux standards pharmaceutiques dans certaines indications ou situations cliniques réfractaires aux traitements indiqués et accessibles.

Cette expérimentation, dont le pilotage a été confié à l’ANSM a pour finalité d’évaluer la faisabilité d’une politique publique de distribution de cannabis à des fins thérapeutiques. Elle n’a pas pour objet d’apprécier les bénéfices thérapeutiques du cannabis, le Comité Scientifique Spécial Temporaire créé par l’ANSM en 2018 ayant déjà réalisé cette évaluation. Ce comité, composé de spécialistes de la médecine et des sciences sociales, a retenu cinq situations thérapeutiques pour lesquelles l’intérêt d’un usage thérapeutique du cannabis fait l’objet d’un large consensus :

-> les douleurs réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles ;
-> certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes ;
-> le cadre des soins de support en oncologie ;
-> les situations palliatives ;
-> la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Depuis la loi du 31 décembre 1970, dont les dispositions ont été intégrées au Code de la santé publique à l’occasion de la recodification de 2000, l’usage de stupéfiants, y compris de cannabis, est puni d’un emprisonnement de 1 an et de 3750€ d’amende. Une procédure d’amende forfaitaire délictuelle prévue par l’article 58, I., 3° de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 vous autorisera, dans certaines circonstances qui feront l’objet d’une autre circulaire d’orientation de la politique pénale, à substituer à cette peine une amende forfaitaire délictuelle d’un montant de 200€ (150€ pour l’amende minorée et 450€ pour l’amende majorée). En pratique, tout usage illicite du cannabis est donc prohibé et la Cour de cassation a considéré qu’une consommation à des fins thérapeutiques ne pouvait constituer un état de nécessité pour un patient dès lors que d’autres traitements, même plus contraignants, se révèlent efficaces (Crim., 16 déc. 2015, n° 14-86860).

Une telle approche qui ne permet pas de tenir compte des bénéfices qu’un patient peut retirer de la prescription de cannabis et impose de privilégier les soins même plus contraignants peut difficilement prospérer dès lors que le législateur a reconnu l’intérêt thérapeutique du cannabis, d’autant que les engagements internationaux souscrits par la France font des besoins médicaux une priorité des politiques publiques.

Dans son préambule, la convention Unique sur les stupéfiants de 1961 rappelle que les mesures voulues doivent être prises pour assurer que des stupéfiants soient disponibles à des fins médicales. Elle admet à ce titre (art. 1, §2) qu’une personne puisse consommer des stupéfiants pour un usage médical. La CEDH, pour sa part, si elle prévoit l’internement des « toxicomanes », précise que cet internement doit être justifié par des motifs médicaux et sociaux et non pour le seul motif qu’il faut les considérer comme dangereux pour la sécurité publique (Enhorn c. Suède, 25 janv. 2005, n° 56529/00, § 43 et 44 ; Guzzardi c. Italie, 6 nov. 1980, série A no 39, pp. 3637, § 98 in fine).

Plus encore, dès lors que le législateur reconnaît l’intérêt thérapeutique de l’usage du cannabis, le maintien d’une sanction pénale n’apparaît pas conforme aux dispositions de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen selon lesquelles « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ».

Dans de précédentes circulaires le ministre de la Justice, garde des sceaux, a eu l’occasion de rappeler que « le choix de la réponse pénale sera guidé par les éléments de personnalité et le profil de consommation de l’usager » (Circ. 8 avr. 2005 relative à la lutte contre la toxicomanie et les dépendances, NOR : JUSD05-30061C). La reconnaissance de l’intérêt thérapeutique du cannabis m’incite donc pour les raisons évoquées ci-dessus à préciser sans attendre, en application de l’article 30 du Code de procédure pénale, le cadre de cette réponse pénale lorsque l’usager consomme du cannabis pour ses besoins médicaux.

Cette reconnaissance m’incite également à rappeler, toujours sur le même fondement de l’article 30 du code de procédure pénale, les règles qui doivent présider à l’appréciation du concours idéal de qualifications entre les faits d’usage et de trafic ainsi que les orientations de politique pénale qu’il convient de retenir à l’égard des aidants de patients faisant un usage thérapeutique du cannabis.

I/ Adaptation de la politique pénale au contexte de l’usage thérapeutique de cannabis

Dès maintenant, s’agissant des faits d’usage de cannabis commis par des patients atteints d’une des pathologies ou syndromes susceptibles de leur permettre de bénéficier de l’expérimentation conduite par l’ANSM, aucune poursuite pour usage sur le fondement de l’article L3421-1 du code de la santé publique ne pourra être engagée, cet usage ne pouvant être considéré comme illicite. La solution inverse conduirait en effet à imposer une peine qui n’est plus strictement et évidemment nécessaire depuis l’entrée en vigueur de la loi du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale.

S’agissant du dépistage du cannabis sur le conducteur d’un véhicule prévu par l’article L.235-1 du code de la route, l’infraction est constituée par le seul résultat positif du dépistage. Là encore, son application aux personnes sous traitement aurait pour conséquence de les priver de toute possibilité de conduite alors que d’autres traitements qui altèrent pourtant bien plus sérieusement la capacité de conduire sont admis. Elle serait donc discriminatoire.

En cas de dépistage positif au volant, il conviendra, afin de ne pas rendre impossible aux patients la conduite de véhicules et d’adapter la répression au risque social réel, de limiter les poursuites aux seuls cas dans lesquels le conducteur est sous l’emprise du cannabis au volant et que le traitement a altéré ses capacités de conduite faisant courir un risque objectif à autrui. La preuve d’un impact direct de l’usage de cannabis sur la conduite sera donc un préalable à toute poursuite.

Pour les patients atteints de pathologies qui n’auraient pas encore été retenues dans l’expérimentation, mais qui feraient un usage thérapeutique de cannabis, les poursuites pour usage n’apparaissent pas non plus opportunes au regard des principes constitutionnels précédemment rappelés et des engagements internationaux de la France. Il reviendra à la personne interpellée de faire la preuve par tous moyens de la situation de santé qui l’a conduite à consommer du cannabis.

S’agissant de malades qui souffrent le plus souvent de pathologies lourdes, vous veillerez à limiter au maximum les mesures d’enquête coercitives. De façon particulière, la garde à vue des patients qui consomment du cannabis doit revêtir un caractère tout à fait exceptionnel. Conformément au souhait exprimé par le législateur dans la loi n°2011-392 du 14 avril 2011 de limiter strictement le recours à la garde à vue. Cette mesure ne peut se justifier, pour les patients faisant usage de cannabis, que dans les cas où le risque de disparition des preuves ou bien le risque que le patient se soustrait à la Justice sont avérés. Toujours dans le souci de limiter le recours à la garde à vue, je rappellerai également, comme l’avait fait la circulaire du 23 mai 2011 (NOR : JUSD1113979C), que les officiers de police judiciaire ne sont pas obligés de placer une personne en garde à vue après l’avoir retenue le temps nécessaire à la réalisation des épreuves de dépistage et des vérifications prévues par l’article L.2352 du Code de la route (art. L234-18 C. route).

Dans l’appréciation des mesures à prendre, vous pourrez utilement prendre conseil auprès des équipes inscrites dans le processus d’expérimentation et auprès des structures spécialisées dans les soins en addictologie. Cela s’avère particulièrement indiqué lorsque le patient est un mineur, l’ANSM ayant alerté sur les dangers liés à l’utilisation de produits contenant du cannabidiol vendus notamment sur Internet (ANSM, communiqué du 22 janv. 2019).

Afin de faciliter un diagnostic partagé, M. le préfet organisera, avec le référent toxicomanie qu’il a désigné, des échanges réguliers entre ces acteurs de soin et vos services.

II/ Principes de politique pénale applicable aux usagers et aux aidants pour les infractions connexes

L’interdit qui frappe le cannabis rend difficile, sinon impossible, tout approvisionnement licite pour les patients. De surcroît, l’imprécision des infractions relatives aux stupéfiants conduit à un concours idéal de qualifications. Tout usager, détient, acquiert, transporte ou produit les stupéfiants qu’il consomme. La Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler à de nombreuses reprises que pour être retenues, les qualifications de trafic doivent être indépendantes de la consommation personnelle de l’usager (Crim., 23 janv. 2019, n°18-82506 ; crim. 14 mars 2017, n°1681805). Vous veillerez donc à redonner leur qualification réelle d’usage aux faits commis par les patients ayant recours au cannabis pour leur traitement.

De même, nonobstant leur nature particulière, les infractions douanières relatives aux stupéfiants, prévues notamment par l’article 414 du code des douanes, ne pourront faire l’objet de poursuites lorsqu’elles sont liées à un usage thérapeutique du cannabis.

Enfin, la même approche devra être privilégiée s’agissant des aidants. Bien souvent, ce sont eux qui se chargent de l’approvisionnement en cannabis de leur proche. C’est le cas, en particulier, des parents qui se procurent du cannabis à l’étranger pour soigner leur enfant. Lorsque la preuve est rapportée que les faits de trafic ou les infractions douanières ont été commis pour permettre à un patient d’avoir recours au cannabis, il vous reviendra, en opportunité, de ne pas poursuivre ces infractions. Vous pourrez utilement orienter ces parents vers les services impliqués dans l’expérimentation compte-tenu des risques évoqués par l’ANSM que nous avons déjà mentionnés.

Le respect de ces principes est essentiel à l’efficacité d’une politique de santé publique et devrait permettre une réponse plus adaptée aux besoins exprimés par les patients.

Je vous saurais gré de rendre compte, sous le timbre du bureau de la santé publique, du droit social et de l’environnement, de toute difficulté que vous pourriez rencontrer pour l’application de la présente circulaire.

Circulaire-Bisiou-L630-pour-la-depenalisation-du-cannabis-aux-patients-français