Salles de shoot et cannabis : seringues propres ou kalachnikovs, William Lowenstein, Slate.fr, 31 octobre 2012

Salles de shoot et cannabis : seringues propres ou kalachnikovs

SOS Addiction, Slate.fr

http://www.slate.fr/tribune/64217/salles-de-shoot-cannabis-seringues-propres-kalachnikovs

Le pauvre niveau des connaissances et l’emprise idéologique politicienne, quasi religieuse, sur le sujet des drogues et des addictions est la marque d’un obscurantisme criminogène.

Dans une «salle de shoot» à Genève en 2010. REUTERS/Denis Balibouse
Dans une «salle de shoot» à Genève en 2010. REUTERS/Denis Balibouse

Que retenir des récents débats, éditoriaux ou commentaires, sur les salles de consommation à moindre risque et sur la dépénalisation du cannabis? Une chose: concernant la politique de santé vis-à-vis de drogues et des addictions, notre pays souffre d’un déficit de maturité sociale d’un manque informations précises. Attention. Lorsque nous parlons de «politique de santé», le mot qui pèse est «politique». Et lorsque nous évoquons une «politique de santé des addictions», la phrase se tue d’elle-même, tel un oxymoron.

Il faut, bien sûr, compter avec la passion dogmatique. Pour autant nous sommes toujours surpris, médecins addictologues ou intervenants de terrain, de découvrir un si pauvre niveau de connaissances et une telle emprise idéologique politicienne, quasi religieuse, sur le sujet des drogues et addictions. C’est là un obscurantisme criminogène qui s’arc-boute sur le refus d’évidences pourtant de plus en plus palpables dans notre vie quotidienne. On peut les réunir en deux points

L’échec de la prohibition ou guerre à la drogue

Le système international de prohibition des drogues ne remplit pas les objectifs qui lui avaient été assignés; à savoir: promouvoir la santé publique et diminuer la consommation des drogues et ses méfaits. Pire, l’approche essentiellement répressive qui a prévalu dès le début —il y a déjà 50 ans, lors de la 1re Convention de l’ONU sur ce sujet— a bien souvent créé de nouveaux problèmes de santé publique, de respect des droits humains et de sécurité publique.

Le crime organisé domine le trafic des drogues. Il s’enrichit toujours plus et menace, par la corruption et les violence, la vie démocratique. Sans doute, pensions-nous en France que cette violence, cette corruption s’arrêteraient aux lignes Maginot de notre royale naïveté, qu’elles ne concerneraient que la Sicile, les pays d’Amérique du Sud, d’Amérique centrale, d’Afrique de l’Ouest et de l’Est, du Moyen-Orient et du fameux triangle asiatique. Paris et Lyon, Marseille et Lille ne seraient jamais atteintes par la violence et la corruption comme le sont Mexico, Medellin, Rio ou Naples…

Or cette naïveté n’est plus de saison: la guerre des gangs à Marseille, dans la région francilienne ou lyonnaise tue et corrompt chaque jour un peu plus. Pour autant sommes-nous prêts, comme le proposait en 2011 la Commission Mondiale pour la politique des drogues (8e recommandation) à mesurer la réussite —en l’occurrence l’échec— d’une politique des drogues; et ce en s’appuyant sur des indicateurs ayant véritablement un sens pour les communautés et non plus sur une morale répressive qui aggrave l’insécurité et la santé publique?

Ces indicateurs objectifs existent. Ce sont la diminution du taux de transmission du VIH et des virus des hépatites B et C, celle du nombre de décès par overdose, des actes de violence liés au commerce de la drogue, du nombre d’individus incarcérés ou du taux d’usage problématique de substances psycho-actives.

Bien sûr ces indicateurs sont sans doute moins flamboyants à exposer lors de débats que des petites phrases chocs, des petites phrases assassines mais ils nous guideraient bien plus sûrement vers une politique protectrice.

La nécessité de construire les politiques de santé sur la dangerosité des substances et leurs méfaits

Le deuxième pilier est celui de l’évaluation de la dangerosité comparée des substances psycho-actives. Dangerosité pour l’individu; dangerosité pour la société. Depuis quinze ans, scientifiques américains, anglais, australiens, canadiens, néerlandais, suisses et français tentent d’ordonner nos a priori culturels et historiques et de dépasser le sketch de Coluche: vieillesse «droite pinard» versus jeunesse «gauche pétard».

En 1997, le Pr Bernard Roques, de l’Académie de Médecine, secoua notre beau pays en classant l’alcool bien devant le cannabis, à égalité avec l’héroïne et la cocaïne! Treize ans plus tard, ce sont les travaux du Pr David J. Nutt, du Collège Impérial de Londres, publiés dans The Lancet (novembre 2010), qui nous interpellent. L’objectif de son étude était d’évaluer et de comparer les différents risques liés à la consommation récréative de drogues sur l’individu et la société.

Pour cette recherche, le Pr Nutt et son équipe ont élaboré leur propre système d’analyse de décision multicritères (MCDA) –méthode se référant à la connaissance et à l’expérience d’experts dans la classification des drogues. Vingt substances légales ou illégales ont pu être ainsi évaluées sur seize critères : neuf concernaient les risques pour l’individu (mortalité, dépendance…) et sept, les risques pour l’ensemble de la société (criminalité, coût économique…). Les experts ont ensuite noté chaque substance addictive sur 100 points, le score augmentant en fonction de la nocivité du produit.

Les conclusions de cette étude indiquent que les drogues les plus dangereuses pour l’individu sont l’héroïne, le crack, et la métam phétamine (scores respectifs 34, 37 et 32) alors que celles les plus néfastes pour la société sont l’alcool, l’héroïne et le crack (46, 21 et 17 respectivement).

L’analyse du score global conclut que l’alcool représente la substance la plus nocive (score global 72), avec l’héroïne (55) et le crack (54) en deuxième et troisième place. Suivent dans l’ordre de classement la métamphétamine, la cocaïne, le tabac, l’amphétamine et le cannabis (de la 4e et 8e place respectivement).

Quand le Pr David J. Nutt présente en public ses travaux, il ne résiste pas à une pointe d’humour anglais et précise que les politiques devraient également savoir que le cannabis tue deux fois moins que le Doliprane® (ou paracétamol) et deux fois plus que l’alpinisme.

Quand les résultats de ces travaux sont donnés aux politiques, ils leur apportent, hélas, plus de problèmes que de solutions; et ce d’autant que la polyconsommation (alcool, cannabis, tabac, cocaïne) est devenue bien plus fréquente en 2010 que la monoconsommation des années 1970. Et le sida faisant moins peur aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, nos constats, même probants, n’arrangent guère nos politiques.

Nous leur disons non seulement que leurs «succès» conventionnels (arrestations, saisies et condamnations) n’ont aucune répercussion positive sur les communautés concernées, mais qu’en plus ils doivent s’armer de courage et d’indépendance vis-à-vis des sondages pour construire une toute autre politique de santé des addictions. Bref… il n’y a là que des coups à prendre, politiquement parlant !

Osons nous répéter: il est urgent d’élaborer une toute autre politique mondiale pour d’une part éviter d’une part des millions de nouvelles infections par le VIH et les hépatites, et de l’autre ne pas laisser «Mafia sans frontières» s’emparer sans cesse de nouveaux territoires et des marchés qui vont avec.

Jamais la santé publique et la sécurité publique ne se sont rejointes aussi clairement sur le sujet des drogues. C’est désormais seringues propres contre kalachnikov… Nous pouvons certes être pour le maintien d’un interdit. Mais nous ne pouvons plus être pour des politiques répressives qui produisent de l’insécurité et contrarient les actions de santé publique. Il faut donner du courage et des possibles à nos élus politiques.

Comment mieux informer, comment faire évoluer l’opinion publique? L’action radicale est politiquement très délicate (nous pouvons avoir médicalement raison et politiquement tort…). Aussi laissez-nous, monsieur le président de la République, Mr le Premier ministre, débattre et expérimenter de manière documentée et constructive entre professionnels, politiques, représentants de la société civile et usagers de drogues.

Laissez-nous, non seulement continuer de travailler sur le terrain, dans les municipalités de droite ou de gauche, mais permettez-nous de décoder les problèmes de santé publique à l’attention des médias et des responsables politiques.

Après le tristement célèbre «responsables mais non coupables», nous aimerions pouvoir vous éviter le «irresponsables et coupables»…

Dr William Lowenstein

Spécialiste des addictions

Président de «SOS addictions»