Cannabis: un maire LR pro-légalisation tient tête à Darmanin, Camille Polloni, Mediapart, 18 septembre 2020

Cannabis: un maire LR pro-légalisation tient tête à Darmanin

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Arnaud Robinet, maire LR de Reims. © François Nascimbeni / AFP Arnaud Robinet, maire LR de Reims. © François Nascimbeni / AFP

Dans un courrier au premier ministre, le maire de Reims Arnaud Robinet s’est déclaré volontaire pour une expérimentation locale. Il s’est heurté à un mur. Mais le débat sur l’impasse des politiques répressives se poursuit, jusque dans sa ville.

En cette rentrée pandémique, sécuritaire et séparatiste, l’initiative d’Arnaud Robinet détonne et ouvre des perspectives sur d’autres fronts. Le 8 septembre, le maire Les Républicains (LR) de Reims a adressé une lettre au premier ministre (lire ci-dessous) dans laquelle il propose « d’ouvrir un débat national sur le cannabis, sa consommation, son impact sanitaire et sécuritaire », sans exclure l’hypothèse d’une « légalisation ».

Constatant l’échec de « l’arsenal répressif le plus strict d’Europe », Arnaud Robinet estime que cette réflexion « pourrait déboucher sur la mise en place d’expérimentations territoriales limitées dans le temps afin de mesurer comparativement l’impact de cette mesure sur l’activité des trafiquants ». Et ajoute que « Reims pourrait candidater ».

Courrier d’Arnaud Robinet à Jean Castex, 8 septembre. © Document Mediapart

Sans surprise, le maire de Reims a été sèchement renvoyé dans les cordes par le ministre de l’intérieur, en visite dans sa ville lundi. « La drogue, c’est de la merde », a répété Gérald Darmanin, fidèle à la devise (issue d’une campagne antidrogues de 1986) qu’il a désormais adoptée. « La loi de la République, c’est l’interdiction des drogues », déclarait le ministre en marge de sa visite. « J’ai sur ce point, et malgré mon estime pour lui, un désaccord profond avec Arnaud Robinet. Sur ce sujet, je crois qu’il se trompe profondément. »

Arnaud Robinet ne renonce pas pour autant. Après sa prise de position, le maire de Reims dit avoir reçu le soutien de plusieurs « élus de la droite et du centre », parfois « plus conservateurs » que ce libéral proche d’Édouard Philippe, souvent qualifié de juppéiste Macron-compatible. Ils s’apprêteraient à « sortir du bois » pour intervenir publiquement.

Arnaud Robinet, maire LR de Reims. © François Nascimbeni / AFP Arnaud Robinet, maire LR de Reims. © François Nascimbeni / AFP

Longtemps fidèle à la « position dogmatique » de sa famille politique sur le cannabis – « l’interdit et l’ordre » –, Arnaud Robinet reconnaît que sa conception des choses « a évolué progressivement ». Il cite un voyage au Canada en plein débat sur la légalisation, lorsqu’il était député. S’intéresse aux exemples du Portugal et des Pays-Bas. Évoque ses échanges avec « des consommateurs occasionnels de cannabis », « dans [s]on cercle d’amis ». Et ses discussions avec Alain Rigaud, psychiatre-addictologue rémois et président d’honneur de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA).

Retraité depuis deux ans, bien qu’il garde des fonctions associatives, Alain Rigaud prend encore le temps d’évoquer son combat de longue date contre « la prohibition », dans un domaine où « santé publique et sécurité publique s’articulent ». « Gérald Darmanin veut montrer que le gouvernement tient bon, qu’il a des gros bras. Il continue à parler de “la drogue”, comme on le faisait dans les années 1970. Mais c’est un discours anachronique, qui ignore complètement la différence entre le cannabis et les autres stupéfiants, en termes d’effets et de dangerosité. »

Alain Rigaud se dit convaincu que « l’idée de la légalisation progresse parce que des élus, soucieux de la sécurité publique dans leurs communes », comprennent « qu’une évolution de la politique des drogues devient nécessaire ». « La loi de 1970 a cinquante ans. Elle n’a absolument pas permis d’enrayer l’augmentation de la consommation de cannabis, devenue un phénomène de masse. 1,5 million de Français en font un usage régulier, 800 000 un usage quotidien. La prohibition en vigueur est un échec sur le plan sanitaire. Elle aboutit au développement de l’offre clandestine et à une économie souterraine qui gangrène la vie de certains quartiers. »

Mi-août, des violences attribuées au trafic de stupéfiants ont agité le quartier rémois de la Croix-Rouge. C’est à partir de là qu’Arnaud Robinet commence à affirmer, un peu plus fort et un peu plus souvent, qu’une légalisation du cannabis devait être étudiée. Hormis « quelques notables qui se sont offusqués », il affirme avoir reçu un accueil favorable. « Cette question de société touche tout le monde. Ce n’est pas uniquement le mineur de quartier difficile qui fume. J’étais dans un lycée jésuite renommé de Reims, je peux vous dire qu’à l’époque, il y avait déjà du trafic. »

Pharmacologue de métier, le maire invoque souvent sa « formation scientifique ». « J’ai conscience que le cannabis n’est pas un produit anodin, qu’il peut générer une addiction, comme l’alcool et le tabac. Je connais ses effets néfastes à haute dose, notamment sur le cerveau des adolescents. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, nous sommes à la fois le pays européen le plus répressif et celui qui compte le plus grand nombre de consommateurs, entre 11 et 12 % de Français. Est-ce qu’on continue avec cette politique en se voilant la face ? Ou est-ce qu’on décide de légaliser, donc de contrôler ? »

À quoi pourrait ressembler ce test grandeur nature ? « Je n’ai pas de schéma tout fait dans la tête », reconnaît Arnaud Robinet, rappelant qu’une telle expérimentation devrait être « accompagnée par l’État », après un débat national, et sans doute « passer par une loi ». Reste à savoir comment limiter l’expérience à « des secteurs choisis »« les buralistes pourraient vendre ce cannabis », tout en évitant d’inciter au « tourisme ». En parallèle, le maire voudrait renforcer « les structures d’accompagnement des addictions ».

Alain Rigaud, favorable au « principe d’une expérimentation », estime que ces modalités représentent « deux ans de travail » préalable. Mais se plaît à envisager la suite. « Cela demanderait une série de mesures confinées à un territoire, mais lequel ? La ville de Reims ? Le Grand Reims ? Le ressort du tribunal ? Par qui serait produit le cannabis en question, comment contrôler les points de vente ? Comment interdire la vente aux mineurs ? Il faudrait aussi former les forces de l’ordre, réfléchir aux trains qui viennent de Laon, de Châlons, d’Épernay… Il ne s’agit pas de lancer une expérimentation demain matin à Reims mais de la préparer, de réfléchir sur tout un bassin démographique. »

« Cela mettrait en mouvement un nombre d’acteurs conséquent », poursuit Éric Quénard, chef de file de l’opposition socialiste au conseil municipal, « ouvert » à la proposition du maire. « Je partage l’idée d’ouvrir ce débat indispensable. Aujourd’hui, on touche aux limites d’un modèle. L’expérimentation n’apporterait qu’une partie des réponses, mais il faut tracer de nouveaux chemins. Tout un réseau pourrait être mobilisé pour y travailler : l’État, le département, les associations… Sans oublier que le trafic fait vivre un certain nombre de familles, ce qui n’est pas neutre sur le plan économique. »

Marie-Pierre Bray, psychologue et directrice d’établissements de santé gérés par l’Anpaa à Reims, « ne peu[t] que soutenir l’idée d’en parler plus ouvertement » pour faire diminuer le « tabou » autour de la consommation.

À ses yeux, la situation actuelle présente plus d’inconvénients que d’avantages. « Les jeunes ne savent pas du tout ce qu’ils achètent. Ils consomment des produits complètement coupés, parfois beaucoup plus forts que ce qu’ils pensaient, qui rendent plus rapidement dépendants. Ils prennent le risque de faire de mauvaises rencontres, se cachent, ont peur d’en parler à leur famille ou à un professionnel de santé parce que ça reste illégal. Je ne dis pas qu’il faut ouvrir toutes les vannes, ça ne se fait pas sans réfléchir. Il faut que ce soit cadré. Mais si on pouvait proposer des produits avec un taux de THC [tétrahydrocannabinol, principe actif du cannabis – ndlr] limité, si on pouvait parler du cannabis comme on parle du tabac et de l’alcool, ça permettrait de mener des actions de prévention plus adaptées. »

Arnaud Robinet insiste, lui aussi, sur les nécessités sanitaires. « C’est pour ça que j’ai écrit à Castex et pas à Darmanin. C’est un sujet beaucoup plus vaste que la sécurité proprement dite. J’entends le ministre de l’intérieur dire que nous arrivons à faire diminuer la consommation de tabac en France. Mais parce que le tabac est légal, et sa vente contrôlée par l’État ! »

Pour ses promoteurs, la légalisation permettrait d’assécher une partie du trafic. Et libérerait du temps aux policiers qui pourraient se consacrer à d’autres missions. Sur ce point, Christian Pous, secrétaire régional Champagne-Ardenne du syndicat Unité SGP Police, en poste au commissariat de Reims, a un doute. « Si le cannabis était légalisé, la vente serait interdite aux mineurs, ce qui laisserait la porte ouverte à un maintien du trafic. Je ne suis pas sûr que les revendeurs actuels iraient chercher du travail… Est-ce qu’ils ne s’orienteraient pas vers d’autres formes de délinquance ? »

Le représentant syndical s’inquiète aussi d’une « démocratisation » de l’usage de cannabis, de ses « incidences sur la sécurité routière », des passerelles qui mèneraient les consommateurs vers d’autres drogues. Bref, aux yeux de Christian Pous, Gérald Darmanin est « plus en phase avec la pensée du monde policier », même si le sujet « dépasse » cette seule institution.

En poste depuis quatre ans, le procureur de Reims Matthieu Bourrette paraît amusé au téléphone. Le magistrat n’a pas l’intention de commenter l’initiative d’Arnaud Robinet. « Mon avis de citoyen sur des propositions visant à faire évoluer le droit n’est pas plus intéressant que celui de quelqu’un que vous interrogeriez au hasard dans la rue. Et en tant que procureur, je me dois de faire appliquer la législation existante. »

Pour « suivre au plus près les dossiers d’ampleur », le procureur a mis en place un « groupe de lutte et de traitement de la délinquance » qui réunit les services de police, de gendarmerie, du fisc et des douanes pour « fluidifier les échanges d’information » sur les affaires de drogues.

Matthieu Bourrette estime qu’en matière de lutte contre les stupéfiants, « l’imagination du législateur est au pouvoir depuis très longtemps ». « En déclinant les textes dans des politiques pénales, on peut utiliser un panel d’outils. Entre les poursuites normées, les poursuites simplifiées et les alternatives aux poursuites, le champ est extrêmement vaste. Les usagers sont traités comme des usagers, les trafiquants comme des trafiquants. »

Cet été, une corde s’est ajoutée à l’arc du parquet : l’amende forfaitaire délictuelle pour usage de drogue, dont la mise en place n’a « pas présenté de difficultés particulières, ni créé de troubles à l’ordre public », selon Matthieu Bourrette. Reims faisait partie des juridictions pilotes, avant la généralisation du dispositif à l’ensemble du territoire, début septembre. Ici, on est éligible à l’amende (dans certaines conditions) jusqu’à 20 grammes de cannabis.

« En deux mois, nous avons réalisé 51 procédures d’amende forfaitaire délictuelle », rappelle le procureur. « Cela donne une idée de ce que pourrait être la dynamique sur une année pleine : ce n’est pas négligeable. À titre de comparaison, en 2019, le tribunal de Reims a réalisé 700 procédures pour usage de stupéfiants, majeurs et mineurs confondus. »

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Arnaud Robinet n’étant pas procureur, il a un autre point de vue sur l’amende forfaitaire. « Lundi soir, lorsque Gérald Darmanin était à Reims, on est arrivés dans un parc du centre-ville. Les forces de l’ordre sont tombées sur deux jeunes de 16 ans qui mangeaient leur Macdo et qui avaient un joint. Les gamins ont vu arriver sur eux le ministre de l’intérieur, le directeur de la police nationale et d’autres… Ils ont dû payer 200 euros d’amende. Vous pensez que c’est en s’attaquant à ces deux jeunes consommateurs qu’on va mettre fin au trafic en France ? Non. Franchement, c’est une aberration. »

Appelant à la mise en place d’une mission parlementaire, comme celle qui existe actuellement sur le cannabis thérapeutique, le maire de Reims espère que son initiative personnelle permettra, « petit à petit, de sortir de ce débat idéologique ». Ou, a minima, que le débat ait lieu.