ADDICTIONS & troubles psychiatriques, Guide “Repères”, Fédération Addiction,2019

ADDICTIONS & troubles psychiatriques, REPERES

Fédération Addiction, mai 2019

 

Avant-Propos

L’association entre les pathologies addictives et psychiatriques est une source majeure de préoccupation et de difficultés pour les professionnels et les équipes des deux champs mais aussi et avant tout pour les personnes concernées et leur entourage, avec une qualité de vie fortement altérée. Ces comorbidités, ces pathologies associées ou duelles, selon les qualifications, sont en effet difficiles à repérer et à prendre en charge, chaque filière de soins, psychiatrique ou addictologique, ayant tendance à concentrer son attention et ses interventions sur la pathologie de son domaine d’expertise. Leur pronostic est péjoratif, l’évolution de chaque trouble étant aggravée sur un mode interactif par la pathologie comorbide, avec un fort risque de chronicisation et de complications secondaires (plus grande fréquence de passages aux urgences, d’hospitalisations, de conduites suicidaires, de comportements à risques, d’inadaptation sociale, de comportements violents…) Il s’agit donc d’un enjeu majeur et nous remercions la MILDECA, la DGS et la DGOS qui partagent ces préoccupations de nous soutenir dans l’élaboration de ce guide qui vise à identifier les difficultés posées par ces comorbidités mais aussi et surtout les réponses et les pistes d’amélioration qui ont été élaborées pour y faire face par les professionnels, les équipes, les usagers et leur entourage. Mais de quoi s’agit-il ? Pourquoi parler de comorbidités « addictions et troubles psychiatriques », les addictions ne sontelles pas elles-mêmes classées par les nosographies internationales (DSM et CIM) parmi les troubles mentaux ? Ne s’agitil pas plutôt de comorbidités entre différents types de troubles psychiques ? Cette question, essentielle, reste en chantier. Rappelons qu’aussi bien dans le DSM I (1952) que dans le DSM II (1959), tous deux d’inspiration psychanalytique, les diagnostics d’ « abus » ou de « dépendance » à des substances n’étaient pas reconnus en tant que tels et qu’il fallut attendre le DSM III en 1980 pour qu’ils fissent leur apparition dans ces classifications psychiatriques. Jusqu’alors en effet, les catégories identifiées, « alcoolisme » et « addiction à des drogues », n’étaient pour l’essentiel reconnues que comme secondaires à des troubles de la personnalité (« sociopathiques » dans le vocabulaire de l’époque) dont ils étaient une conséquence aggravante. Il était noté néanmoins que dans le cas de « l’alcoolisme », il pouvait exister des formes, bien identifiées par Jellinek, sans trouble mental sous-jacent identifiable, l’alcoolisme social, d’entraînement… C’est ce qui conduisit le DSM III en lien avec les progrès des neurosciences à créer des catégories diagnostiques spécifiques (abus et dépendance) indépendantes d’un diagnostic principal de trouble psychiatrique et avec des dénominations communes (car reposant sur des mécanismes communs) quelles que soient les substances en cause, alcool, tabac ou drogues… Des catégories diagnostiques reconnues donc comme distinctes mais qui restaient (et restent toujours dans les nosographies contemporaines) intégrées dans l’ensemble général des troubles mentaux. En fait, ce sont ces modes « sociaux » de consommation d’alcool et a fortiori la dépendance au tabac (à très forte prévalence en population générale sans « comorbidité » psychiatrique manifeste) qui ont interrogé sur les liens entre psychiatrie et addictions… Il s’agissait en effet de conduites très dommageables pour la santé mais qui, bien que leur soubassement
fût neurobiologique, ne semblaient que peu reliées à des troubles mentaux ni dans leurs causes ni dans leur expression. Quel lien dès lors avec la psychiatrie ? De fait, les spécialités invitées à prendre en charge ces personnes étaient plutôt du ressort des dommages des conduites addictives (pneumologie, hépatologie, cancérologie, cardiologie, etc.) Seules les toxicomanies aux drogues illicites et certaines formes d’alcoolisme dit « impulsif » sollicitaient plus les psychiatres. En France, cela conduisit peu à peu l’ « addictologie » à tenter de s’émanciper en quelque sorte de la psychiatrie, avec des filières spécifiques et une clinique voire même des thérapeutiques qui se voulaient autonomes. Cette dynamique a eu sans conteste possible des effets bénéfiques : déstigmatisation/dépsychiatrisation, meilleur accès aux soins, développement d’une offre de soins globaux compétente et accessible, prise en compte spécifique avec une technicité plus spécialisée, implication de nouveaux acteurs : médico-social, médecine de premier recours, somaticiens, etc. Mais toute médaille a son revers, le principal en la matière étant évidemment le risque de cloisonnement par rapport à la psychiatrie et donc de non-repérage des comorbidités, d’évolution péjorative, de ruptures de parcours, etc.

Ce qui était un risque est devenu une réalité et même un problème majeur comme nous le mentionnions en introduction et il est donc urgent d’identifier et de valoriser les réponses élaborées sur le terrain. La donnée clef pour orienter nos actions est la suivante : tous les travaux les plus récents indiquent que le facteur prédictif majeur de pronostic péjoratif (chronique, sévère, complications) d’une addiction n’est pas son intensité mais la présence de troubles mentaux associés. Les données constantes des études épidémiologiques de comorbidité comme le NESARC aux USA ont bien montré qu’un élément majeur de transition de l’usage de drogues illicites vers l’usage problématique (abus/dépendance) était l’existence d’une comorbidité psychiatrique, en particulier les troubles de la personnalité dont l’état-limite. Très récemment, des données comparables ont pu être établies concernant les troubles de l’usage d’alcool. La plupart des facteurs causaux (stress, ruptures, séparations, violences, traumas pendant l’enfance, adversité sociale…) sont communs aux troubles de la personnalité et aux addictions, l’anxiété de séparation jouant un rôle majeur dans l’entrée dans l’usage et dans la transition vers les usages problématiques. Ces données ont des implications majeures. S’il est acquis que le repérage et la prise en charge des addictions tout particulièrement celles à forte prévalence (tabac, alcool…) doit être l’affaire de tous et en particulier des professionnels de premier recours grâce notamment aux avancées du RPIB, les addictions sévères, complexes, avec des comorbidités, nécessitent également des interventions spécialisées et pluridisciplinaires qui permettent de prendre en compte ces éléments psychosociaux qui sont des facteurs-clefs au plan pronostic. C’est la raison d’être du secteur spécialisé en addictologie
avec ses ressources pluridisciplinaires. Grâce au développement des réponses de première ligne, il est donc logique que le secteur « addictologique » concentre progressivement son activité sur la question des comorbidités, avec cette perception qu’il y en a de « plus en plus », par biais de sélection en fait, alors même que les équipes n’y étaient pas  nécessairement préparées. C’est ce décalage qui explique pour une bonne part les fortes attentes par rapport à ce guide. Un autre point est à relever, les progrès en cours dans les domaines du tabac et de l’alcool aussi bien en termes de prévention que de soins font que cette réduction de la prévalence de ces troubles en population générale va concentrer les troubles de l’usage sur les populations vulnérables comme c’était déjà le cas avec les drogues illicites (vulnérabilités psychosociales, jeunes, etc.) Ces troubles de l’usage à des produits « sociaux » devraient donc devenir à la fois moins fréquents mais plus complexes avec des comorbidités plus fréquentes et solliciter d’autant les services spécialisés avec une exigence de réponse globale, pluridisciplinaire, et non pas « purement » addictologique. Ces évolutions rendent donc d’autant plus urgent et nécessaire de réfléchir à une nouvelle clinique, intégrative, où les apports de l’addictologie et de la psychiatrie loin de s’ignorer devraient à l’inverse se conjuguer. Cette convergence devrait être facilitée par le fait que toutes deux se référent fondamentalement au modèle biopsychosocial développé par George L. Engel depuis la fin des années 1970. Dans quel domaine la pertinence de ce modèle intégratif est-elle plus évidente en effet que dans celui des addictions où précisément troubles somatiques, psychiques et addictifs s’entremêlent et ne peuvent se comprendre, se prévenir ou se traiter qu’en intégrant leurs différentes dimensions, biologique, psychologique et sociale, en interaction permanente. Pour être le plus durablement efficaces possible, les interventions doivent être globales et leur dimension biomédicale doit être complétée d’approches psychologiques et sociales susceptibles d’agir aussi sur les facteurs causaux lointains (stress, trauma, adversité sociale, maltraitance infantile, etc.), les « causes des causes ». C’est pourquoi nous sommes certains que les meilleures réponses au défi posé par les pathologies duelles ne peuvent venir que de l’expérience clinique des équipes pluridisciplinaires intervenant en psychiatrie et en addictologie qui, grâce à des propositions innovantes d’approches complémentaires ou intégratives, peuvent ouvrir de nouvelles voies d’accompagnement et de soins adaptées à ces situations complexes. C’est tout le projet de ce guide.

Jean-Michel Delile

Président de la Fédération Addiction

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