«En lançant Kanavape, on se doutait qu’on allait faire un buzz mais pas de cette envergure !» Le Marseillais Sébastien Béguerie est l’inventeur de la première cigarette électronique au cannabidiol (CBD), molécule du cannabis dite relaxante, au statut juridique toujours indéterminé en France. Son lancement en décembre 2014 s’attire d’emblée les foudres de Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, qui demande son interdiction avant même qu’elle ne soit commercialisée. «A l’époque, personne ne s’intéressait vraiment au CBD. C’est le mot cannabis qui leur a fait peur», se souvient Sébastien Béguerie.

Dès le début, l’Etat l’assigne en justice et une enquête est lancée. Elle dure, notamment en raison de la difficulté à trouver des motifs juridiques. En 2017, le créateur de Kanavape est finalement convoqué devant le tribunal correctionnel de Marseille : lui et son associé Antonin Cohen-Adad sont condamnés respectivement à dix-huit et quinze mois de prison avec sursis et à 10 000 euros d’amende chacun pour une série d’infractions, notamment à la législation sur le médicament. Enfin, 5 000 euros conjoints doivent être versés à l’ordre des pharmaciens, qui leur reproche d’avoir entretenu la confusion entre le cannabis médical et leur produit pour le promouvoir.

«Rasta provençal»

Les deux entrepreneurs font appel de cette décision et, à la surprise générale, la cour d’appel d’Aix-en-Provence choisit, avant de juger l’affaire, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Histoire de lever le flou juridique autour du cannabidiol. Quel est le statut du produit aux yeux du droit européen, a priori moins restrictif ? C’est ce sur quoi les magistrats européens vont se pencher ce mercredi. Leur décision est très attendue en France, où les boutiques proposant du CBD se sont multipliées et où les champs de chanvre ont essaimé. Au total, plus d’une centaine d’acteurs du CBD se retrouvent devant la justice pour les mêmes raisons que le patron de Kanavape.

A 35 ans, Sébastien Béguerie en a fait son combat : «Le CBD fait partie intégrante de mon ADN.» Exilé depuis qu’il fait l’objet de poursuites en France, il vit désormais en République tchèque pour pouvoir continuer à travailler sur le cannabidiol. On le rencontre lors de son passage à Marseille, la ville où il est né, à quelques jours de l’audience européenne. Aujourd’hui scientifique et expert en cannabis (il est à l’origine d’un kit de chimie, l’Alpha-CAT, qui permet de calculer le taux de CBD ou de THC), il a commencé son histoire avec le cannabidiol thérapeutique en tant qu’utilisateur.

Son premier pétard d’adolescent semble apaiser cet hyperactif sensible aux troubles de l’attention. C’est le début d’une passion pour les cannabinoïdes. Le Marseillais s’intéresse de près à la culture reggae, comme le suggère un badge discret de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié, messie des rastas, épinglé à sa chemise. Et s’amuse d’être originaire d’une ville qui a notamment prospéré grâce à la production et le commerce du chanvre entre les XIVe et XVIIe siècles. L’artère principale de Marseille tire même son nom du cannabis : la Canebière était, selon de récents travaux scientifiques, un champ de chanvre… «Je suis comme une sorte de rasta provençal !» ironise celui qui n’en a plus la chevelure ni le look, intarissable sur son histoire et sa place dans le développement des civilisations.

Après un master en sciences des plantes spécialisé dans le cannabis, qu’il suit aux Pays-Bas, il est diagnostiqué bipolaire à son retour en France : «Avec le recul, je dirais plutôt que j’ai fait un gros burn-out d’un an, puisque je n’ai pas eu d’autres crises depuis.» La médecine classique le soigne à coups de tranquillisants, avec un passage en hôpital psy qui le maintient dans un état végétatif à effrayer ses parents. Il finit par s’en sortir grâce au cannabis, contre l’avis de son médecin, et au yoga.

«Je suis loin d’être Pablo Escobar», plaisante à moitié Sébastien Béguerie, qui se souvient encore de la perquisition matinale, deux mois après le lancement de Kanavape, de six gendarmes armés chez son père, dans les quartiers Sud de Marseille où était domiciliée l’entreprise. Il avait passé la journée en garde à vue : «J’ai fini par manger une pizza avec les gendarmes qui m’ont dit que j’étais juste un avant-gardiste. Pourtant, j’ai pris plus cher qu’un dealer des quartiers Nord.»

«Fuite des cerveaux»

«Notre pays a dix ans de retard. Contrairement à ses voisins européens, la France a freiné des quatre fers pour ne pas laisser émerger une industrie d’avenir. La décision de la Cour de justice de l’Union européenne, c’est peut-être une chance qui lui est donnée de saisir le sens de ce qu’elle doit faire», poursuit-il.

Ce mercredi, à Luxembourg, Me Xavier Pizarro, qui défend Sébastien Béguerie, aura quinze minutes pour convaincre les juges européens que les chefs d’accusation associant le CBD à un stupéfiant ou un médicament, qui pèsent sur son client, sont infondés. «Car malheureusement pour l’Etat français, le cannabidiol n’est ni un stupéfiant, selon l’OMS, ni un médicament, selon l’Agence nationale de sécurité du médicament», souligne l’avocat, pour qui il ne s’agit que d’une marchandise au sens des traités européens. Et pour qui la France, en s’opposant à la Kanavape, viole le principe même de libre circulation des marchandises et de libre entreprise.

En fonction de la décision des juges, l’affaire Kanavape pourrait bien faire jurisprudence. Car la France est l’un des rares pays de l’Union européenne à avoir élaboré une politique active de lutte contre un marché du CBD. Jusqu’ici, la justice française a fondé ses poursuites sur l’arrêté du 22 août 1990, modifié en 2004 et interprété depuis par différentes instructions administratives, qui détermine ce qui est légal ou pas, dans l’utilisation du cannabis. Le CBD synthétique est quant à lui désormais légal, alors que sa molécule est la même que celle du CBD végétal…

Désormais reconnu comme expert en cannabinoïdes, Sébastien Béguerie donne des conférences à l’international. «Je suis hyperactif, avec une capacité à réfléchir importante. Mais la France préfère la fuite des cerveaux…» déplore-t-il. En marge de ses activités d’entrepreneur, il est également le cofondateur de l’Union francophone des cannabinoïdes en médecine (UFCM-I Care) qui, en septembre, a été reçue à l’Assemblée nationale par le député LREM Olivier Véran, rapporteur du projet de loi de financement de la Sécurité sociale et à l’origine d’un amendement concernant la prise en charge d’une expérimentation du cannabis thérapeutique sur 3 000 patients. Le texte adopté en commission devrait l’être cette semaine en seconde lecture par les députés. Ironie du sort, l’UFCM fait partie des associations retenues pour participer au projet. Et le principal intéressé de conclure : «Nous sommes dans un délire schizophrénique total !»

Samantha Rouchard correspondance à Marseille, photo Olivier Monge. Myop